C’est la première fois dans la capitale française qu’une rétrospective de cette ampleur est dédiée à un art – le « neuvième » – longtemps privé de reconnaissance institutionnelle, même si l’on sait qu’il influença des artistes majeurs. Une première en forme de consécration, la bande dessinée entrant en grande pompe au musée, au sein du Centre Pompidou, à Paris, avec cette manifestation intitulée « La BD à tous les étages », qui réunit un millier d’originaux, dont une myriade de trésors, démontrant l’étonnante diversité de ce médium.
DE 1964 À NOS JOURS
La Bibliothèque publique d’information – au niveau 2 du bâtiment – se concentre sur un ténébreux héros, Corto Maltese (« Une vie romanesque »), et les sources littéraires de son concepteur Hugo Pratt. Au musée national d’Art moderne (MNAM) – niveau 5 –, avec « La Bande dessinée au musée », Anne Lemonnier, attachée de conservation au Cabinet d’art graphique du MNAM, a, d’une part, installé six monographies historiques – dont George McManus, Hergé et Winsor McCay – et, d’autre part, fait « dialoguer » une quinzaine d’auteurs contemporains avec les chefs-d’œuvre de grands peintres, tels Chris Ware et Theo van Doesburg, Catherine Meurisse et Mark Rothko ou encore Blutch et Balthus. Dans la Galerie des enfants – niveau 1 –, Marion Fayolle a conçu une installation immersive (« Tenir tête ») sur le thème du campement nomade : trois « tentes-têtes » à visiter agrandissent, de manière démesurée mais vivement efficace, le trait de l’illustratrice. Enfin, au niveau - 1, le visiteur découvre la revue d’avant-garde Lagon, laquelle, depuis une décennie, déniche les formes les plus contemporaines et expérimentales du graphisme émergent.
Déroulée sur de plus de 1100 m2, l’exposition principale intitulée « Bande dessinée (1964-2024) » prend place dans la Galerie 2 – au niveau 6. Elle accueille 130 artistes, soit un vaste panorama de plus de 750 originaux, dont un tiers environ provient du fonds Hélène et Édouard Leclerc pour la culture. Tous les génies du neuvième art sont au rendez-vous. Le parcours avait d’abord été conçu pour s’achever en l’an 2000, avec Marjane Satrapi et sa série en noir et blanc Persepolis, « mais le manque d’auteures nous a fait repousser le curseur jusqu’à nos jours », souligne Anne Lemonnier, commissaire associée de cette exposition. Finalement, plus de 20 % des artistes sélectionnés sont des femmes. « Cette présentation, qui n’est ni chronologique ni linéaire, se développe en onze salles thématiques, précise l’attachée de conservation, auxquelles s’ajoute en préambule une salle qui, exception à la règle, est, elle, chronologique, car nous tenions à y expliciter ce choix de faire débuter l’exposition en l’année 1964. Pourquoi cette date ? Parce que c’est précisément le moment d’un basculement : celui où la bande dessinée qui était un domaine traditionnellement et exclusivement enfantin, de l’ordre du divertissement, passe dans un autre monde et mute vers un lectorat adulte. »
Ce mitan des années1960 marque également l’avènement de la contre-culture, et, en matière de bande dessinée, les principales initiatives éditoriales à travers la planète concernent la création européenne, le manga asiatique et les comics américains. En 1964, par exemple, est lancé, au Japon, le mensuel d’avant-garde Garo – qui déplie le concept de bande dessinée d’auteurs. À Paris, l’éditeur Éric Losfeld fait paraître, en un opus luxueux, Barbarella de Jean-Claude Forest, l’une des premières BD pour adultes. Aux États-Unis, la revue Zap Comix fédère le mouvement underground, aux côtés notamment de Robert Crumb ou Gilbert Shelton, et mêle provocation, obscénité et grotesque. De même en France avec le magazine « bête et méchant », Hara-Kiri – une série des premières couvertures entièrement dessinées par Fred est visible dans l’exposition –, dont la causticité jongle avec la censure et offre à l’humour graphique de nouveaux territoires.
ONZE LECTURES THÉMATIQUES
Après ce phylactère historique, le parcours se divise en onze alcôves thématiques – « Rêve », « Littérature », « Anticipation », « Histoire et mémoire », « Écriture de soi »… –, réparties de part et d’autre d’une allée centrale dans laquelle quelques « salons de lecture » permettent de se plonger dans une vaste sélection d’ouvrages. Outre des signatures mythiques – tels André Franquin (Gaston Lagaffe) ou encore Morris (Lucky Luke)… –, la section « Rire » accueille, avec pertinence, F’Murr et Florence Cestac, Fujio Akatsuka et Bill Watterson. Le visiteur s’attarde avec délice sur cet extrait télévisuel dans lequel Claire Bretécher dessine en direct (Du tac au tac). En contre-point, le chapitre « Effroi » bouscule aussitôt cette bonne humeur en distillant un zeste d’angoisse. Y figurent des auteurs peut-être moins connus, mais tout aussi passionnants, tels Daniel Clowes ou Hideshi Hino. « Couleur ou noir et blanc ? » Les deux ! A contrario de Lorenzo Mattotti (Feux) et de son univers chromatique virtuose, Thomas Ott sublime le noir et blanc (Cinema Panopticum), à l’instar de Nina Bunjevac (La Réparation), dont le méticuleux graphisme de points et de hachures glisse visuellement vers la gravure.
Avec Camille Jourdy (Rosalie Blum) ou Lewis Trondheim (Approximativement), la section « Au fil des jours » contemple la poésie du quotidien et égraine le temps qui passe. Puis dans le pan « Littérature », Rébecca Dautremer s’empare de bout en bout du roman de John Steinbeck Des souris et des hommes, tandis que Winshluss livre une interprétation tragicomique de l’odyssée de Pinocchio. Dans la partie « Géométrie », où il est question de structuration et de compartimentage de la planche, de rythme ou de jeu typographique, la part belle est faite notamment à Chris Ware et à son dessin au té, mais aussi à Martin Panchaud (lauréat du Fauve d’or 2023 au Festival d’Angoulême) et aux personnages-confettis de son livre La Couleur des choses, projeté sur écran.
D’aucuns – Lorenzo Mattotti, Joann Sfar, Nina Bunjevac, Fabrice Neaud… – déploient leurs fascinants carnets de croquis. D’autres, privilège amplement mérité, se voient dédier un micro-espace monographique, tel Art Spiegelman, avec de splendides esquisses qui laissent entrevoir le processus créatif de son remarquable Maus.
La bande dessinée contemporaine se joue des cases et, ici, la diversité le dispute aux chefs-d’œuvre. Ainsi, dans la thématique « Villes », est présentée l’incroyable et monumentale maquette d’une cité, Dominion, que Seth a modelée pour cerner au mieux l’univers de son roman graphique Clyde Fans et y construire sa toile de fond. Magistral !
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« La BD à tous les étages », 29 mai-4 novembre 2024, Centre Pompidou,
place Georges-Pompidou, 75004 Paris.