Tant Musea Brugge, le consortium des musées de Bruges, en Belgique, que le musée d’Art moderne Grand-Duc Jean (Mudam), à Luxembourg, partent de leurs riches collections, augmentées de prêts extérieurs, pour produire des expositions dont un des objectifs est de répondre à la question posée en titre. C’est en effet de leur avenir dont il s’agit en cette période de remise en question permanente : quels musées ? Pour quelle époque ? À destination de quels publics ? Pour la directrice du Mudam Bettina Steinbrügge, l’exposition « A Model » « affirme la nécessité de penser le musée comme un lieu vivant, en prise avec les débats contemporains, et non plus comme un simple espace de présentation ». Autrement dit, monter une manifestation de cet acabit « s’inspire de la capacité de l’art à produire une pensée pouvant influer sur notre monde ainsi que de la manière avec laquelle les artistes s’engagent dans un exercice critique à travers leur travail ». Le concept n’est pas neuf ni crédule par ailleurs, car il est heureusement précisé que, « bien que la vision de l’artiste soit par nature subjective et personnelle, la forme artistique n’en demeure pas moins un mode de communication essentiel ». La problématique consiste à trouver un équilibre entre ces divers paramètres, ce qui ne manque pas de générer certaines contradictions et différences d’évaluation.
« A Model » au MUDAM
L’exposition luxembourgeoise se présente sous la forme d’un triptyque à temporalités différentes (de décembre 2023 à septembre 2024), dont les phases se chevauchent en partie. On pourrait penser ici à un opéra avec son prélude, son acte unique et son épilogue. Le « Prelude » a été confié à l’artiste libanais Rayyane Tabet, qui a occupé le pavillon du musée avec une installation intitulée Trilogy 1*. Celle-ci prend en compte l’histoire de la ville de Luxembourg et de sa forteresse, site sur lequel est construit le musée (conçu par l’architecte de la Pyramide du Louvre Ieoh Ming Pei), des éléments de sa collection, l’histoire familiale de l’artiste ainsi que celles du Liban et de sa capitale Beyrouth (avec les conflits et les catastrophes qui les ont endeuillés). L’intervention de Rayyane Tabet est parfaitement en phase avec les propos de Bettina Steinbrügge : « L’art contemporain nous fait réfléchir, nous déroute et nous fascine parce qu’il reflète notre monde. Il nous offre peut-être le meilleur terrain pour comprendre ce qui constitue notre humanité dans un monde qui semble inexorablement soumis au changement. »
Il n’en est malheureusement pas de même de l’« Epilogue » confié à Jason Dodge 2* qui, pour ce troisième temps, s’est contenté de parsemer les alentours des zones de passages (couloirs, paliers, escaliers) de « résidus familiers, parfois insignifiants ». Ce dernier terme qualifiant bien à propos une intervention superfétatoire que fait bien vite oublier la magistrale installation immersive d’Isaac Julien, Once Again... (Statues Never Die), qui vaut à elle seule le déplacement. Sur cinq écrans, l’artiste s’emploie à tisser des liens multiples entre cinéma et arts plastiques : d’abord entre sculptures africaines traditionnelles, ensuite entre créations de sculpteurs africains-américains de générations différentes, le tout dans un dialogue scénarisé entre deux figures majeures de la première moitié du XXe siècle, le collectionneur américain Albert C. Barnes et le philosophe et essayiste Alain Locke, père du renouveau culturel, artistique, politique et académique de la communauté africaine-américaine du quartier de Harlem, à New York. Cet environnement examine tout à la fois la réception de l’art africain en Occident, son appropriation par les artistes occidentaux, son exploitation par les marchands et, in fine, les questions liées aux récentes procédures de restitution. Il s’agit là de mettre en exergue la façon dont l’art a suscité une part de la prise de conscience de la problématique coloniale, qui est l’un des débats qu’abordent actuellement tous les artistes invités à exprimer leur point de vue sur la société contemporaine.
« Rebel Garden » à Bruges
Dans la capitale flamande, les problématiques sont quelque peu différentes. Elles traitent avant tout des préoccupations environnementales à travers le prisme des relations entre art contemporain et art ancien. Dans le cadre de la manifestation « Rebel Garden », une cinquantaine d’artistes, originaires d’une vingtaine de pays, ont été invités « à dépeindre les liens complexes et souvent tumultueux qui unissent l’homme et la nature », dans une ville où celle-ci occupe une place substantielle. L’événement se déploie en une dizaine de sections distribuées entre les musées Groeninge, Gruuthuse et Hôpital Saint-Jean, alliant ainsi des œuvres et interventions contemporaines aux peintures des maîtres flamands ou aux collections historiques de la ville. L’objectif est d’examiner par le biais de l’art « le déclin de notre planète et ses conséquences sur l’homme et son environnement ».
La répartition entre trois lieux ne facilite ni la lecture ni la compréhension de cette exposition multifacette et généreuse. Être confronté aux frères Van Eyck, à Hans Memling et à tant d’autres peintres flamands constitue une véritable gageure, dont l’art contemporain ne sort pas toujours gagnant. On peut difficilement parler de dialogue tant les époques, les sociétés, les références religieuses et culturelles diffèrent. Quelques artistes ont néanmoins su opter pour une présence discrète ou une intervention légère : Maartje Korstanje et ses céramiques « parasites » ; Caroline Coolen dont les chardons en bronze ponctuent ça et là le parcours ; ou encore Sofie Muller et ses petites armoires à pharmacie remplies de champignons factices, dont certains voient leur similitude avec le sexe masculin accentuée, sans crier gare.
Les salles les plus convaincantes sont celles qui rassemblent en majorité des œuvres contemporaines, comme les sections « Le jardin et l’artiste » ou « L’ère de la Plasticène » au musée Groeninge. Les interférences avec les œuvres classiques disparaissent au profit d’effets d’écho et de résonance de salle en salle, respectant et faisant mieux comprendre les préoccupations d’artistes d’époques différentes, souvent au travers de messages codés.
Les vastes combles de l’ancien hôpital Saint-Jean accueillent la partie la plus contemporaine de l’exposition, introduite par une monumentale tapisserie d’Otobong Nkanga (Unearthed – Sunlight, 2021) qui aborde tant la dégradation de la nature à la suite d’incendies de forêt que sa régénération. Les thématiques comme le changement climatique ou la sixième extinction de masse habitent quelques œuvres puissantes (Guillaume Bijl, Waluliso). Dans le dernier plateau consacré à « L’activisme rebelle » environnemental, il est question du rôle que peut jouer l’artiste face à cette problématique. Si les débats sur l’activisme artistique – dont Joseph Beuys, ici présenté, fut un précurseur – sont cruciaux, les réponses apportées ne sont guère convaincantes et se dispersent dans une prolixité d’images et de slogans qui donne le tournis. Heureusement, l’ambition et les articulations de cette exposition sont beaucoup plus explicites dans la publication qui l’accompagne, se révélant un outil indispensable à sa compréhension 3*.
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1* « A Model : Prelude. Rayyane Tabet. Trilogy », 1er décembre 2023-12 mai 2024.
2* «A Model : Epilogue. Jason Dodge. Tomorrow, I walked to a dark black star», 4 mai-8 septembre 2024.
3* Rebel Garden, Oostkamp, Stichting Kunstboek, 2024, bilingue anglais et néerlandais, 160 pages, 35 euros.
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« A Model », 9 février - 8 septembre 2024, Mudam, 3, Park Dräi Eechelen, 1449 Luxembourg-Kirchberg, Luxembourg ; symposium « Reimagining Museums », 8 - 9 juin 2024 ; « Rebel Garden », 13 avril - 1er septembre 2024, musée Groeninge, musée Gruuthuse et musée Hôpital Saint-Jean, Bruges, Belgique.