Alexandre Lorquin est né le jour de l’inauguration du musée Maillol, à Paris, soit quatorze ans jour pour jour avant la mort de Dina Vierny en 2009. « Au moment de sa disparition, la grand-mère qui jugeait nos amis à leur capacité à se resservir trois fois à sa table a soudain laissé la place à une figure mythique du monde de l’art. » Alexandre Lorquin parle de « sa grand-mère » lorsqu’il évoque son domaine « à la Tolstoï » près de Paris – un comble pour cette juive née en 1919 à Kichinev en Bessarabie roumaine (aujourd’hui en Moldavie) ! –, ses dizaines de chevaux, sa collection hippomobile, les histoires de la Résistance qu’elle lui racontait aux aurores quand ces deux lève-tôt se retrouvaient pendant que le reste de la maison, toujours pleine, dormait encore... Elle est en revanche « Dina Vierny » dès lors qu’il fait allusion à l’amie d’Aristide Maillol, capable de faire sortir clandestinement d’Union soviétique en 1973 les œuvres d’Erik Boulatov, Ilia Kabakov, Vladimir Yankilevsky et Oscar Rabine – c’était le propos de l’exposition que son frère et lui ont présentée à l’hiver 2023 à la galerie Dina Vierny : « Group Show/73-23 ».
Cette « fille d’émigrés qui avait survécu à deux arrestations avait le don de toucher le point sensible de tous ses interlocuteurs. Elle était extrêmement généreuse, autoritaire, chaleureuse et protectrice. Tout était dans la démesure, mais elle nous laissait une immense liberté ». En réalité, la grand-mère de Bessarabie a réussi son plus beau coup en transmettant le flambeau à ses petits-fils sans même qu’ils aient conscience du poids de cet héritage hors norme... Dès 14 ans, Alexandre Lorquin se plonge dans les catalogues des maisons aux enchères anglo-saxonnes dont il s’amuse à deviner les estimations. Il enchaîne les stages à l’Hôtel Drouot, à Paris, et à la Fondation Maeght, à Saint-Paul-de-Vence. Il trouve aussi un procédé pour s’inscrire en auditeur libre à l’École du Louvre alors qu’il n’est encore qu’en classe de première... « Nous savions, Pierre et moi, que nous avions envie de devenir marchands, mais marchands de quoi? Nous avons mis longtemps avant de comprendre qu’il fallait et surtout comment il fallait écrire notre propre histoire à la galerie... »
pal project
Après ses études à l’École du Louvre et à l’Essec au cours desquelles il a multiplié les stages à Paris, Londres et New York, Alexandre Lorquin rejoint son frère, qui a entretemps créé la galerie PRISME avec Thomas Benhamou. En 2020, ils lancent ensemble pal project afin de défendre de jeunes artistes. « À pal project, nous faisons des expositions “à la Iris Clert” où nous vendons des œuvres en poudre ou au téléphone. Nous aimons beaucoup laisser carte blanche aux artistes et aux commissaires invités. Notre regard nous mène vers des artistes ou des projets à l’esthétique assez dure et intense, plutôt masculine – cela nous a parfois été reproché. Il est possible de croiser dans notre programme Julien Heintz 1*, un jeune peintre qui termine son cursus aux Beaux-Arts de Paris. Ses portraits spectraux semblent évoquer le souvenir d’une âme qui est absorbée par le fond de la toile (nous lui préparons une monographie qui sortira prochainement). » Il poursuit : « Je pourrais également citer Ugo Sébastião, un jeune peintre de Lyon qui reprend en grisaille de manière virtuose des chefs-d’œuvre du Baroque. Il les recouvre ensuite d’un filtre coloré dont la matérialité renvoie à toute l’aventure formaliste de la peinture de ces cinquante dernières années, un peu comme si le sujet devenait médium, et le médium sujet. Ou encore Matisse Mesnil, un artiste italien qui grave sur de grandes plaques de métal des sujets d’une poésie inouïe, comme si la matière dure et violente luttait avec l’expression fragile dont elle devient le réceptacle. »
Pour autant, Alexandre Lorquin botte en touche si nous l’invitons à définir une ligne claire, préférant penser ce lieu comme un laboratoire ou un incubateur pour dénicher les talents qui entreront un jour à la galerie Dina Vierny – il cite volontiers l’exemple du Castelli Warehouse (1968-1971) de Leo Castelli à New York. Il reconnaît avoir mis « la charrue avant les bœufs » en imaginant pour plus tard une ligne plus contemporaine à la galerie Dina Vierny ; or, l’intuition et la prise de risque sont inhérentes au métier tel que le conçoivent les deux frères.
La galerie Dina Vierny
Peu après l’ouverture de pal project, leur père leur a annoncé être sur le point de se séparer des murs de la galerie Dina Vierny que la famille loue depuis 1946 rue Jacob, dans le 6e arrondissement de Paris. « Nous avons repris le flambeau et profité du confinement pour la repenser à notre mesure. Pierre et moi sommes partis du principe qu’elle devait redevenir la galerie de notre grand-mère, en défendant des artistes qu’elle défendait ou aurait pu défendre. Je pense en particulier à Judit Reigl que nous admirons depuis un voyage à Budapest, alors que nous avions 15 ans, et à laquelle nous avons consacré deux expositions... » Inquiets de ne pas brouiller le message de Dina Vierny, ils reviennent aux fondamentaux pour ancrer ce message dans le temps et dans le stock qu’ils consolident. En confiant des textes à Thierry Dufrêne ou Valérie Da Costa, en finançant trois catalogues raisonnés et même une thèse de doctorat, Pierre et Alexandre Lorquin font le même pari sur le long terme. « Nous avons décidé de nous engager dans une relecture et une réactualisation de l’œuvre d’Aristide Maillol. Il est considéré comme un géant de la sculpture, mais son héritage jusqu’à l’art minimal et même au-delà a été rarement envisagé. Il est “orsayisé” en raison de sa date de naissance, alors qu’il pourrait ouvrir le parcours du Centre Pompidou. »
En février 2024, à 75 ans, Olivier Lorquin, président du musée Maillol, à Paris, a sorti le clip de la chanson « Elle aime rien », enregistré au milieu de l’installation « RING RING RING2 » à pal project : « Je n’ai pas besoin de calmants/Plus besoin de remontants/ Fini les pharmaco/Les grimpettes au rideau... /Actuellement je fonctionne à vitesse de croisière/J’ai rencontré une femme à la taille idéale.../Elle a une qualité plus forte que ses appâts/Elle aime rien/Elle aime que moi.../J’ai pas besoin de traîner/Plus besoin de cavaler/Mon cœur et ma raison ont percé le plafond/Quand les affaires m’appellent loin de mon petit nid/Le soir je n’ai qu’une envie, rentrer à la maison...»
Les deux frères espèrent qu’Olivier Lorquin conserve aussi longtemps que possible la main sur « les affaires » du musée Maillol dont ils sont déjà vice-présidents et où sont actuellement exposés les « Portraits de l’Amérique » d’Andres Serrano 3*. Ils tiennent à respecter leur propre feuille de route. « Pendant la pandémie, nous nous sommes fixé une stratégie sur les court et moyen termes qui consiste à avoir concomitamment trois espaces : pal project, la galerie Dina Vierny et un autre lieu dans lequel nous présenterions des œuvres de façon plus neutre et où nous ferions le pont entre les deux galeries afin de faire évoluer la typologie de nos collectionneurs. Nous représentons par exemple la succession Robert Couturier 4*, mais il nous est aujourd’hui techniquement impossible d’exposer certaines de ses sculptures en raison de leur ampleur... Ce sera chose faite dans quelques mois à l’occasion d’Art Basel Paris... »
En attendant, ils demeurent aussi réservés que modestes. Quiconque fait leur connaissance est troublé par leur courtoisie, leur discrétion, leur révérence pour les jeunes artistes ou leur déférence pour les chercheurs. Ils attribuent leur sage éducation à une mère qui leur a inculqué que le seul passeport dans la vie était une bonne tenue à table, et le seul bagage des études supérieures – « Vous ne savez pas ce qui peut arriver ! » Pour souffler ses 29 bougies, en janvier 2024, Alexandre a invité dans le sous-sol du musée Maillol une centaine de ses anciens camarades du lycée Victor-Duruy (dans le 7e arrondissement de Paris), cinq artistes participant à pal project et deux galeries « amies » auprès desquelles son frère et lui ont fait leurs armes : T&L et Clavé Fine Art. Les frères Lorquin ne fuient pas le « bling-bling », ils en sont l’antithèse.
-
1* « Julien Heintz. Solo Show », 16 mai - 22 juin 2024, pal project, Paris.
2* Du 14 octobre au 10 novembre 2023.
3* « Andres Serrano. Portraits de l’Amérique », 27 avril - 20 octobre 2024, musée Maillol, Paris.
4* «Robert Couturier. Silhouettes», 24 mai-25 juillet 2024, galerie Dina Vierny, Paris.
-
pal project, 39, rue de Grenelle, 75007 Paris.
Galerie Dina Vierny, 36, rue Jacob, 75006 Paris.