Un peu moins d’une décennie après la disparition d’Ellsworth Kelly (1923-2015), il s’agit de la première véritable rétrospective qui lui est dédiée; et, pour le Glenstone Museum, à Potomac (Maryland, États-Unis), d’où elle provient, de sa première exposition itinérante à ce jour*1. Une façon pour cette institution de rendre hommage à un artiste avec lequel ses fondateurs, collectionneurs, ont entretenu pendant une vingtaine d’années d’étroites relations, dont témoignent les quelque soixante-dix œuvres qu’elle conserve – en particulier la remarquable Yellow Curve (1990), qui occupe une place de choix à la Fondation Louis-Vuitton, à Paris.
Ellsworth Kelly l’a conçue pour une exposition au Portikus, à Francfort-sur-le-Main (Allemagne), suivant les dimensions exactes du lieu, non pour les murs comme on le lui avait proposé, mais pour le sol, à partir duquel ce vaste coin de jaune refermé en courbe, met en jeu l’architecture et la perception. Aimantant le regard et estompant les limites, il diffuse sa couleur chaude autour de lui, baignant l’espace de peinture, tel un rayon de soleil venu se poser à l’intérieur d’une pièce, laquelle s’en trouve transfigurée, par tous les temps. Première de ses pièces au sol, elle doit être reconstruite à chaque présentation. Ce sont les équipes du Glenstone Museum qui en ont reconstitué les matériaux et les modalités de mise en œuvre, approuvées et dorénavant fixées par l’artiste, peu de temps avant son décès, ce qui lui confère une valeur toute particulière.
LES ANNÉES FRANÇAISES
Avec Yellow Curve en ligne de mire, le visiteur traverse les premières salles de l’exposition où l’accueille Spectrum IX (2014), peinture en douze panneaux joints déployant les couleurs du spectre, dans la lignée des expérimentations entamées par l’artiste dès 1953, auxquelles appartient également l’œuvre installée à demeure dans l’auditorium, qu’une reconfiguration du parcours permet de découvrir aujourd’hui au bout du rez-de-bassin. Ainsi sont posées certaines des caractéristiques de l’œuvre d’Ellsworth Kelly : le dialogue qu’elle instaure avec l’architecture à travers supports et méthodes d’accrochage, formats des « shaped canvases » (littéralement « toiles avec forme ») et travail de la couleur qui a toujours à voir avec l’incidence de la lumière sur la perception de l’espace – ou inversement; mais également la récurrence des formes et des moyens, adaptés, infléchis et tout aussi constants.
On verra là une des raisons de l’attachement profond de l’artiste à la France, ainsi que de l’importance des œuvres qu’il a produites entre la fin des années 1940 et le milieu des années 1950, pendant qu’il y résidait, grâce au G.I. Bill*2, parce qu’il y avait combattu : son premier monochrome encore parcouru de nombreuses nuances et vibrations, le Tableau vert (1952, Art Institute of Chicago) peint au lendemain d’une visite du jardin de Claude Monet à Giverny (Normandie) ; Window, la première œuvre-objet qu’il ait réalisée en 1949 à partir d’une fenêtre du bâtiment abritant alors le musée national d’Art moderne, à Paris, auquel il l’a offerte durant sa dernière année ; ses expérimentations avec les formes trouvées et le hasard, dans la lignée de Marcel Duchamp ou de Jean Arp, et dans le voisinage d’un François Morellet, dont il était proche. Vues par le public parisien en différentes occasions, depuis l’exposition consacrée aux années françaises de l’artiste au Jeu de Paume en 1992 jusqu’à celle du Centre Pompidou montrant ses Fenêtres en 2018, en passant par la présentation, au musée de l’Orangerie la même année, d’œuvres de l’abstraction américaine mises en relation avec les Nymphéas et le dernier Claude Monet, elles apparaissent ici comme la matrice du reste de l’œuvre, une invitation à réfléchir, encore, à cette histoire de l’abstraction hard edge dans laquelle il occupe une place centrale et unique.
UNE DYNAMIQUE SINGULIÈRE
La sélection d’œuvres et le parcours globalement chronologique proposés par Olivier Michelon et les équipes de la Fondation permettent, outre la satisfaction visuelle que procurent ces surfaces colorées – amples et pleines sans pour autant être écrasantes, abstraites et familières à la fois, matérielles et irradiantes –, d’approcher la dynamique singulière liant la peinture et les formes du monde qui nourrit le processus de création de l’artiste. Un ensemble de photographies témoigne de l’importance de cette pratique, dans laquelle, comme dans ses dessins de fleurs par exemple ou encore ses collages sur cartes postales, sa vision se révèle à partir du jeu entre les deux et trois dimensions qui la fonde : telle arche de pont ou telle porte à battants grande ouverte formant des lignes et des plans, en plein dans leurs parties éclairées autant qu’en creux dans la pénombre qu’elles enferment. « Je joue, disait l’artiste, avec ce que je vois, j’oublie ce que c’est, de quelle couleur c’est, je ne perçois que les changements qui interviennent lorsque je me déplace. Je ne regarde pas avec un esprit pensant, mais avec les seules possibilités de ma vision. » Et c’est ainsi qu’il développe cette méthode de « capture fugace » et ce travail à partir de « compositions trouvées » qui donnent à ses formes cette évidence, source chez le spectateur d’un sentiment de reconnaissance, indépendamment de toute représentation.
« Ma peinture, déclarait-il encore, est un fragment du monde visuel, dont la troisième dimension est exclue. » Les plans, une fois colorés et disposés sur le mur, suffisent à capter la lumière et à arrêter le regard. Ainsi de White Curves II (1978), disque blanc dont une portion, découpée par une verticale nette, est superposée au reste, comme un pliage démesuré interrogeant l’unicité de la forme et l’intégrité du plan, intriquant droites et courbes, démultipliant les ombres projetées et jouant des déphasages liés au déplacement, comme si la forme pouvait se retourner et glisser sur elle-même ou encore s’éclipser. Telle est la méthode « anti-compositionnelle » (selon l’historien d’art Yve-Alain Bois) explorée par Ellsworth Kelly, qui donne ainsi son rôle plein au mur. Par exemple, dans Painting in Three Panels (1956, Ellsworth Kelly Foundation), chaque élément, tous de différentes tailles et ordonnés du plus petit au plus grand, de la gauche vers la droite, déploie deux couleurs en zones délimitées soit par une horizontale, soit par des courbes; le positionnement de celles-ci, leur hauteur variant d’un panneau à l’autre font jouer le regard qui cherche la séquence, le rythme, le centre aussi dans cette progression parfaitement irrégulière et le mouvement potentiellement infini qu’elle lance, entre réminiscences de toute sorte et plénitude indépassable du visible dans la conscience éprouvée du sensible.
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*1 « Ellsworth Kelly at 100 », 4 mai-15 avril 2024, Glenstone Museum, Potomac, États-Unis; 24 octobre-25 février 2025, Fire Station, Doha, Qatar.
*2 Loi américaine fournissant aux soldats démobilisés de la Seconde Guerre mondiale (les G.I.) le financement de leurs études universitaires ou de formations professionnelles, ainsi qu’une année d’assurance chômage.
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« Ellsworth Kelly. Formes et couleurs, 1949-2015 », 4 mai-9 septembre 2024, Fondation Louis-Vuitton, 8, avenue du Mahatma-Gandhi, 75016 Paris.