Autant le dire d’emblée : réunissant plus de 260 œuvres, l’exposition « Io Sono Un Drago » [« Je suis un dragon »], sous-titrée « La Vraie Histoire d’Alessandro Mendini », grand designer, architecte et théoricien transalpin, s’avère un brin trompeuse. En effet, une fois n’est pas coutume, commençons la présentation par son terme et l’ultime salle. Nous sommes dans les années 1960 et 1970, au moment où Alessandro Mendini (1931-2019) façonne sa réflexion, notamment autour d’une question essentielle et… sombre : l’idée qu’en design, tout a été fait, que l’on ne peut plus créer, sentiment qui l’animera sa vie durant. D’où, ce concept de « Re-Design », soit la transformation de l’existant, tels ces sièges « revisités » – Zig-Zag de Rietveld, Superleggera de Ponti, N°14 de Thonet. Les premières pièces de Mendini, alors au sein du Studio Alchimia, affilié au mouvement Radical Design, frisent, à dessein, la provocation. La chaise Scivolavo – « glissante » – arbore des pieds de longueurs inégales, donc une assise fatalement inutilisable. Le designer nous pousse ainsi à reconsidérer l’environnement quotidien avec une approche nouvelle. Pis, avec la chaise Lassù, tirée d’une série d’objets « à usage spirituel », il va jusqu’à la carboniser pour démontrer qu’un objet peut avoir sa propre existence : de la naissance à la mort, aussi spectaculaire soit-elle. L’homme est d’une radicalité extrême. Ici, une Table de salon prend la forme d’un cercueil. Là, un bagage, tel un boulet, arbore l’inscription Valigia per Ultimo Viaggio. Cette période, pour Mendini, est intense – débats politiques et conflits sociaux s’intensifient –, sinon pénible, mais ô combien fondatrice. Or, elle paraît portion congrue en regard de l’ensemble de l’exposition. Ce parti pris du commissaire, l’historien de l’architecture Fulvio Irace, sera le seul bémol. Heureusement, un film de Francesca Molteni remet les pendules à l’heure.
Le reste de la présentation, lui, montre tout l’opposé : la joie incommensurable avec laquelle Alessandro Mendini n’a cessé, au fil du temps, de jongler avec les médiums, les matériaux, les échelles et les couleurs. La scénographie, signée par le designer français Pierre Charpin, est impeccable. Beau dispositif, notamment, que ces simples lambourdes qui cernent les œuvres, les laissant respirer tout en tenant le visiteur à distance respectable. Contrairement à l’exposition « Mondo Mendini » du Groninger Museum (Pays-Bas), fin 2019-début 2020, l’opus milanais fait la part belle aux documents graphiques : dessins, peintures, photographies. Certains clichés – tels ses Autoportraits où Mendini se met en scène, crucifié ou près d’un prisonnier de camp de concentration – peuvent gêner, mais il s’agit, pour lui, d’extérioriser la conscience malheureuse de l’artiste dans un monde d’indifférence et de désolation. Le titre d’une de ses toiles pourrait servir de devise : Da Dove Venire Dove Andare : Non Concentrare Ma Dilatare [« D’où venir, où aller : ne pas concentrer, mais dilater »]. « Je voulais être dessinateur de BD, mais j’ai commencé à écrire. Puis, je me suis approché du dessin et de l’architecture, à la manière d’un critique d’art », raconte-t-il dans le film suscité. Mendini dessine admirablement – à preuve : ces Portraits (de son œil droit, de sa main gauche, de son sexe – ce dernier sous-titré : « la nature exposée »). « Je m’attache à la spontanéité du signe : celui des enfants, des fous ou des artistes primitifs, et cela se reflète dans tous mes objets », explique-t-il encore dans le même film. Le dessin Io Non Sono Un Architetto, sono un Drago – d’où l’exposition tire son titre – résume à merveille le personnage : une bête fabuleuse mixant « une tête de designer, un corps d’architecte, une queue de poète, des jambes de graphiste, des pieds d’artiste, un ventre de prêtre, un torse de manager, des mains d’artisans ». De fait, Mendini était tout cela à la fois, multiple et contradictoire.
Sur une table et ses cimaises attenantes, sont présentés une multitude de projets d’architecture – plans, maquettes, photographies –, réalisés, telles cette aile du Groninger Museum et une station du métro de Naples, ou non. Côté mobilier : nombre de créations ne se révèlent pas uniquement fonctionnelles ou efficaces, mais drôles et inventives, mystérieuses ou ironiques, voire touchantes. Le buffet rouge Mania repose sur deux pieds plissés géants et ses portes sont truffées de signes cabalistiques. Une armoire Tre Primitivi affiche des formes archaïques, voire anthropomorphiques. D’aucunes pièces arborent une expression qui les rend immédiatement chaleureuses : « Un objet doit devenir un ami », disait Mendini.
Le visiteur pourra, en outre, apprécier la capacité du designer à absorber les influences de tous bords, autant celles de maîtres avant-gardistes – Fortunato Depero, Theo Van Doesburg et Oskar Schlemmer ou… Vassily Kandinsky, duquel le divan éponyme prend évidemment sa source –, que celles de l’art populaire ou l’artisanat. En hommage à Marcel Proust et s’inspirant de deux de ses contemporains, les peintres pointillistes Georges Seurat et Paul Signac, Mendini habille une bergère baroque d’une flopée de taches bigarrées, sorte de ready-made dans lequel le kitsch est sublimé. Le Fauteuil de Proust deviendra l’une de ses pièces emblématiques. Ce tachisme, il le déclinera à l’envi avec son matériau fétiche, la mosaïque, ne négligeant pas la métaphore : « La réalité ne consiste qu’en une collection infinie de souvenirs et de fragments ». Ainsi en est-il, entre autres, de Petite Cathédrale ou de ces deux Cavaliers de Dürer, œuvres monumentales issues de la collection de la Fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris, qui co-réalise cette exposition avec La Triennale. Cette section est un véritable feu d’artifice, tel celui qui pétillait dans les yeux d’Alessandro Mendini. De lui, c’est, réflexion faite, ce que l’on peut conserver de mieux.
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« Alessandro Mendini : Io sono un drago », du 13 avril au 13 octobre 2024, La Triennale, viale Emilio Alemagna, 6, Milano, Italie