C’est en tant que sculptrice qu’Hannah Villiger (1951-1997) rencontre ses premiers succès sur la scène artistique internationale. Imprégnée par l’arte povera et l’art conceptuel, elle construit des œuvres de grand format à partir de matériaux naturels (bois, plumes etc.), qu’elle photographie afin de les documenter. À l’aube des années 1980, elle opère un tournant radical et décide d’abandonner complètement ce médium pour se consacrer à la photographie. Acquise en 2023 par le musée national d’Art moderne, le cliché en noir et blanc d’une de ses sculptures, une spirale entaillée dans du Plexiglas est, selon ses dires, l’œuvre décisive de cette césure.
La spirale est un motif récurrent de son œuvre. On retrouve ainsi l’idée d’élan ou de trajectoire dans sa série Arbeit, qui réunit ses premiers clichés et constitue une étude d’objets en mouvement – un oiseau, une plume enflammée ou encore un zeppelin – photographiés de manière brute, réminiscence de son affection pour l’arte povera. C’est la matérialité des objets composant ce nouveau vocabulaire qui l’intéresse et avec laquelle elle joue : imprimés en grands formats et decontextualisés par des effets de cadrages, ces objets tendent souvent vers l’abstraction.
La spirale est encore présente dans ce cliché en plan serré d’un poing refermé sur lui-même. Il fait écho aux nombreuses images de fragments de corps qui parsèment l’espace d’exposition, à partir desquels Hannah Villiger réalise des assemblages poétiques, sortes de cadavre exquis abstraits. Ces blocs, ainsi qu’elle les appelait, sont construits à partir de Polaroïds qu’elle découpe et scotche entre eux pour faire naître des formes, proches de la sculpture. Lorsqu’elle n’utilise que des clichés uniques, imprimés en grand format, leur accrochage dans l’espace est pensé comme un assemblage, une manière pour elle de sculpter l’espace.
Ses carnets renfermant notes et dessins, dont une partie est présentée dans l’exposition, constituent une source précieuse pour mieux saisir la démarche d’Hannah Villiger. Elle y évoque notamment son rapport au corps qui, bien que ses clichés soient pour la plupart des autoportraits, s’éloigne des revendications de ses contemporaines, Valie Export, Cindy Sherman, Martha Wilson ou encore ORLAN. Conservatrice au Cabinet de la photographie du Centre Pompidou et commissaire de cette exposition, Julie Jones souligne que l’artiste envisage son corps comme un matériau, auquel elle enlève toute subjectivité : « Il y a quelque chose de très paradoxal car sa pratique est à la fois très narcissique et très anonyme. On voit qu’elle cherche par tous les moyens de parler de son corps à distance et d’introduire une dimension abstraite dans sa représentation. » Plus tard, le corps se mêlera au tissu, disparaissant dans les couleurs de l’étoffe. Chez Hannah Villiger, le corps est anonymisé.
Il y a également une dimension performative à ces autoportraits. Hannah Villiger se photographie toujours à distance de bras, utilisant parfois des miroirs : « Il faut l’imaginer en train de se contorsionner pour tenter de se photographier sous tous les angles possibles », selon la commissaire. Si elle n’a jamais mis en avant cette dimension performative de son travail, elle racontait souvent que l’on comprenait que son œuvre était une sculpture lorsque l’on observait les visiteurs se contorsionner eux-mêmes devant ses images pour essayer de comprendre ce qu’ils regardaient : il s’agit finalement pour elle de sculpter le corps du visiteur.
Bien qu’elle abandonne cette technique à la fin des années 1970, Hannah Villiger s’est toujours définie comme sculptrice. Cette influence l’a accompagnée jusqu’à sa mort en août 1997. Au printemps de cette même année, lourdement affectée par des problèmes pulmonaires, l’artiste imagine encore de nouveau blocs, assemblant ses Polaroïds dans un ultime puzzle. Si elle a longtemps vécu à Bâle, elle était installée à Paris depuis dix ans, même si elle est pourtant restée relativement méconnue en France depuis sa mort. Cette première exposition monographique d’envergure rend enfin hommage à l’œuvre-puzzle de cette artiste insaisissable.
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« Hannah Villiger », du 3 avril au 22 juillet 2024, Galerie de photographies, niveau – 1, Centre Pompidou, Place Georges-Pompidou, 75004 Paris