Le 29 avril dernier, la collectionneuse d’origine argentine Frances Reynolds, Carioca de cœur depuis plus de vingt-cinq ans – la mécène soutient activement la reconstruction du Museu Nacional de Rio de Janeiro, dévasté par un incendie en 2018 –, donnait à son domicile lisboète une soirée mémorable en l’honneur d’Ernesto Neto. Entouré d’amis musiciens, l’artiste brésilien y déploya avec générosité son sens du partage et son art de la joie. Le temps d’une nuit, la saudade du fado fit place à la féérie des airs de samba. Délaissant la mélancolie de Fernando Pessoa et d’António Lobo Antunes pour la sensualité de la bossa-nova d’Antônio Carlos Jobim ou de João Gilberto, Lisbonne s’adonna aux accents tropicaux. Cet avant-goût festif prit une tout autre ampleur le lendemain sur la rive du Tage, entre le pont 25 de Abril et la tour de Belém, au Museu de Arte, Arquitetura e Tecnologia (MAAT), qui inaugurait à grand renfort de batucadas et danses traditionnelles Nosso Barco Tambor Terra [Notre bateau tambour terre], la plus importante installation d’Ernesto Neto en Europe.
UNE ŒUVRE EN ÉCHO AUX EXPÉDITIONS COLONIALES
Le concert-performance inaugural de l’exposition, sous la canopée de l’impressionnante forêt d’arches de mailles, transporta les spectateurs venus en nombre dans une nature originelle, parmi autant d’« arbres » symboliquement reconstitués grâce à la technique de tissage et aux structures complexes tendues qui ont fait la réputation du Brésilien féru de rythmes africains-brésiliens, par ailleurs grand défenseur des Indiens d’Amazonie.
L’installation, dont les formes et matériaux font écho aux voiles, bâches et cordes associées aux voyages transatlantiques, se déploie dans l’espace central du musée. La dimension visuelle s’y accompagne de sensations olfactives – essences de bois au sol, épices disposées dans de petits réceptacles ou dissimulées dans des « poches » suspendues à la verticale, tels des fruits exotiques. Cette recréation d’un univers sylvestre célébrant la richesse d’une culture longtemps mise à mal porte en elle une parole politique, au diapason des revendications post-coloniales du Sud global. Colonisé, le Brésil, cette « Terre d’avenir » selon l’écrivain viennois Stephan Zweig qui y trouva refuge, revient ici aux sources de son métissage, sur ces berges du Tage d’où partirent les premiers colons portugais à la conquête du Nouveau Monde, où ils ne tardèrent pas à imposer la culture lusophone à ses premiers habitants et à y déporter des esclaves africains.
« Lorsque j’ai été invité à concevoir ce projet au MAAT, j’ai pensé aux caravelles parties d’ici même, du cœur de l’Europe, à la découverte du Brésil, explique l’artiste. Un grand anthropologue a dit que lorsque l’homme est allé sur la Lune, c’était incroyable, mais que cela n’a pas changé le monde, comme ce fut le cas lorsque ces bateaux ont quitté le Portugal et l’Espagne, et mis le cap sur les Amériques. Cela a bouleversé les relations entre les pays, marqué le début du capitalisme et de la colonisation, qui s’est répandue également en Afrique. Je voulais réaliser une œuvre qui fasse écho à ce passé entre le Portugal et le Brésil. Une œuvre colorée, que l’on puisse toucher, avec des matériaux renvoyant à cette histoire, l’héritage métissé du Brésil, syncrétisme du catholicisme européen, des croyances amérindiennes et africaines. Je voulais créer une œuvre sensuelle – c’est très important, le toucher – comme dans Le Baiser de Constantin Brancusi, où les deux yeux collés forment un troisième œil. J’avais aussi en tête le travail de Lygia Clark, dont une œuvre porte le titre A Casa é o Corpo [La Maison est le corps ; cette installation, conçue en 1968 par l’artiste brésilienne pour la 34e Biennale de Venise, représentait le retour à l’utérus maternel en intensifiant le sens du toucher]. »
« Mes premières pièces ont été réalisées avec des bas de nylon, en voile polyamide élasthanne, se remémore-t-il. Puis j’ai demandé à ma grand-mère de m’apprendre la technique du crochet pour utiliser la chita, un tissu de coton bon marché, très répandu au Brésil, décoré d’imprimés aux couleurs vives représentant des fleurs et des plantes. Ce tissu a été découpé en bandes et crocheté à la main, selon une technique développée au fil des ans. Dans mon atelier, mes collaborateurs font du crochet... Si tout le monde sur la planète faisait une demi-heure de crochet le matin, nous vivrions sans aucun doute dans un monde meilleur ! C’est extrêmement sain, vous êtes très concentré, très connecté à vous-même et à tout ce qui vous entoure. C’est vraiment magique. »
LE SACRE DE LA NATURE
« Je rends hommage à la culture africaine et indigène, parce que, d’une certaine manière, je pense qu’elle est présente en nous, tout comme la culture européenne, poursuit l’artiste. Le tambour est quelque chose de très fort en Afrique. C’est un objet culturel. C’est une manière d’être ensemble. J’en joue avec mes amis. Avec cette installation et à travers la musique, il ne s’agit pas de susciter de la culpabilité, mais de parler d’avenir. Il s’agit de proposer quelque chose. Mais bien sûr, nous apportons cette force et nous essayons de vous dire qu’elle est très importante. »
Il reprend : « J’ai passé plusieurs années à apprendre avec les peuples indigènes brésiliens – les Huni Kuin, les Yawanawá, les Tukano, les Guarani – qui possèdent beaucoup de connaissances. Je les étudie, comme un médecin va à l’université. Je suis allé dans la forêt, j’ai participé à de nombreuses cérémonies d’ayahuasca. La nature, à leurs yeux, est sacrée. Nous avons beaucoup à apprendre encore de leur usage des plantes en Amazonie. Et la joie est au centre de leur vie. Ils sont nos frères et nos sœurs, une part de notre identité. Nous sommes des êtres poreux – je fais de l’art “contemporeux” ! –, nous devons utiliser cette porosité pour tirer profit du mélange des cultures, nous consacrer à la préservation de la beauté sur terre, partager cette énergie. En frappant sur des percussions, en chantant ensemble, en dansant la samba, nous sommes enfants au Brésil. C’est comme si toute la musique du monde était un hommage à l’Afrique, qui nous a donné le blues, le jazz, le rock’n’roll, la musique pop, le reggae, la samba, la musique de Cuba... tous ces rythmes viennent de là. La joie est quelque chose que l’on peut activer en jouant du tambour, en dansant, en chantant ; tout cela provoque un sentiment d’enchantement. »
Et Ernesto Neto de conclure : « Il s’agit de proposer un nouveau monde, où l’on danse ensemble. Pour communiquer, dans la société occidentale, il y a René Descartes, le rationalisme. Mais dans la culture africaine, nous avons le Bum Bum Paticumbum Prugurundum ! Nous devons d’abord nous accorder, harmoniser nos rythmes pour ensuite discuter de la logique, de qui a raison, qui a tort, et gérer une situation, vous comprenez ? Ce que cela dit, c’est que dans le monde entier, il faut d’abord s’harmoniser avant de discuter des différences, des problèmes, des conflits. C’est une connaissance que les Africains, les peuples indigènes et les yogis possèdent. Ils savent, chacun à leur manière, comment s’harmoniser. Dans les fêtes de la culture populaire au Brésil, il y a toujours un récit, un événement, qui rassemble tout le monde. Au-delà de la dimension folklorique, cela rapproche les gens, les connecte entre eux. C’est une vraie utopie, l’esprit du Carnaval ! Tout le monde travaille toute l’année pour quelque chose qui ne profite pas à une personne en particulier. Malgré les difficultés de la vie quotidienne, la finalité est de se rassembler, faire la fête, faire naître la joie et la partager. »
Appelant de ses vœux à tirer les leçons des tragédies du passé et à considérer toutes les cultures à égalité, Ernesto Neto délivre un message écologique, universaliste et humaniste, plus profond qu’il n’y paraît sous les apparences ludiques d’une œuvre textile immersive incitant le public à participer – le soir du vernissage, les instruments de musique suspendus et percussions diverses ont été pris d’assaut, dans une réjouissante et cathartique polyphonie. Tudo bem !
« Ernesto Neto. Nosso Barco Tambor Terra », 2 mai-7 octobre 2024, MAAT – Museu de Arte, Arquitetura e Tecnologia, Avenida Brasília, Belém, 1300-598 Lisbonne, Portugal.