Quand avez-vous assisté pour la dernière fois à la naissance d’un cachalot ? Été accueilli personnellement par l’artiste à l’entrée de son exposition dans un grand musée ? Et tellement absorbé par les vidéos, les sculptures, les photographies que vous avez fait demi-tour à la fin du parcours pour tout revoir ? « Joan Jonas : Good Night Good Morning », la rétrospective de l’octogénaire pionnière – elle est née en 1936 – au Museum of Modern Art (MoMA), à New York, est une exposition essentielle. Du début à la fin, elle mêle un sentiment exaltant d’émerveillement enfantin face au monde à la connaissance de son existence en péril. Elle donne un cadre concret à la forme de création la plus éphémère et qui défie le plus le marché de l’art : la performance. Et c’est magnifique – avec, comme le dit Joan Jonas, une certaine finesse.
Se mettre en scène
Jamais l’on a vu autant d’élégance et d’intelligence visuelle au dernier étage du MoMA. La plupart des cimaises blanches et ternes qui, en règle générale, neutralisent une grande partie des œuvres qui y sont accrochées ont disparu. Les murs existants et les cloisons, donnant aux salles une échelle domestique, sont peints en noir ou en gris, tandis que les rangées de lampes aveuglantes autrefois fixées à des plafonds trop hauts ont été remisées. Le scénographe Hiroko Ishikawa a travaillé en étroite collaboration avec Joan Jonas et la commissaire de l’exposition Ana Janevski. Le parcours chronologique, intrinsèquement thématique, suit la carrière de l’artiste de ses premières incursions dans la performance et l’exploration des nouvelles technologies balbutiantes à ses observations sophistiquées et oniriques d’un monde changeant au point de devenir méconnaissable.
Wind, court métrage en noir et blanc datant de 1968, ouvre la rétrospective. Joan Jonas l’a tourné en 16 mm sur une plage de Long Island, où elle et ses amis s’entêtent à effectuer des tâches prédéterminées face à des rafales de vent qui les font sortir du champ. Le film, métaphore sisyphéenne de la vie aux accents burlesques à la Buster Keaton, fait un clin d’œil aux éléments naturels qui ont été les pierres de touche de Joan Jonas tout au long de sa carrière. Laquelle a vu ses collaborations avec le pianiste de jazz Jason Moran (tel The Shape, The Scent, The Feel of Things, 2004) et son exposition au pavillon des États-Unis à la Biennale de Venise de 2015 devenir des points de repère. L’autre œuvre introductive, My New Theater VI, Good Night Good Morning ‘06 (2006), suit l’artiste dans sa résidence estivale en Nouvelle-Écosse. Elle parle à son chien et à sa caméra vidéo, mais comme le petit écran est placé dans une boîte peinte, elle salue aussi les spectateurs un par un. Joan Jonas ne montre pas tant ses œuvres qu’elle ne les partage avec d’autres. Parmi elles, Song Delay (1973) est le film poignant d’une performance que l’artiste a chorégraphiée au milieu des décombres d’un terrain rasé pour la construction du World Trade Center sous le regard d’autres artistes situés sur un toit éloigné.
Parfois, Joan Jonas travaille seule avec une caméra et son accessoire le plus fiable, un miroir. Une nouvelle de Jorge Luis Borges a inspiré son utilisation dans Oad Lau (1968), sa première performance, pour laquelle elle a cousu de petits miroirs sur son costume. Dans les années 1970, alors que l’un des thèmes du féminisme était le « male gaze » (regard masculin), l’artiste l’a inversé dans Mirror Check (1970) en se mettant nue dans une galerie de SoHo et en examinant chaque centimètre de son corps à l’aide d’un petit miroir. Elle a avoué avoir eu peur de réaliser cette performance, mais la peur est une grande source de motivation. Elle a répété l’action devant une caméra en manipulant un miroir plus grand qui obligeait les spectateurs à se regarder tout en décomposant sa propre image. Les vidéos suivantes, dans lesquelles elle a été rejointe par d’autres femmes tenant des miroirs, montrent les paysages de campagne qu’elles traversent, détournant encore plus le regard féminin et transformant les corps en sculptures.
Le moniteur vidéo est son véritable miroir. Les effets de dédoublement que Joan Jonas introduit dans son travail ont commencé après l’acquisition d’un enregistreur vidéo portable Sony Portapak en 1972. C’est avec cet ancêtre du caméscope qu’elle réalise Organic Honey’s Visual Telepathy, sa première œuvre vidéo la même année. Celle-ci met en scène son alter ego érotiquement masqué, lequel réapparaîtra dans des performances multimédias publiques, scénographiées et présentées au fil des ans dans différentes parties du monde. C’est aussi la genèse d’une œuvre complémentaire, Vertical Roll (1972), tournée lors d’une répétition pour Organic Honey. Sa transmission a été manipulée par la vidéaste pour qu’elle passe du bas au haut de l’écran, révélant « la mécanique de l’illusion » et s’attaquant à l’idée qu’il n’y a qu’une seule façon de regarder les choses.
Des vidéos mais aussi des dessins
Les théâtres nô et kabuki ont exercé une forte influence sur Joan Jonas, lui inspirant l’emploi de masques de cérémonie ou d’animaux, ainsi que des mouvements physiques et des voix élaborés. Les contes de fées et les sagas populaires sont une référence pour des films tels que Double Lunar Rabbits (2011), tandis que Dante est une source plus tardive. Volcano Saga (1989), un film interprété par Tilda Swinton et Ron Vawter, ainsi qu’une installation en plusieurs parties que l’artiste a tirée de la lecture de l’écrivain islandais Halldór Laxness, lauréat du prix Nobel de littérature en 1955, sont particulièrement captivants.
Mais chaque performance de Joan Jonas est susceptible de comprendre une lecture ou une conférence, des robes semblables à des kimonos, des chapeaux en papier, des coiffes avec rubans, de la musique ou des dessins réalisés en direct, des mots dits, des paysages lointains, un coyote empaillé, des appeaux à canard, son chien... Des dessins non encadrés de lapins, de chiens et de poissons apparaissent tout au long de l’exposition, certains collés ou tracés à la craie directement sur les murs, d’autres flottant au-dessus de la tête, comme les quatorze cerfs-volants peints à la main présents à la sortie du parcours. À SoHo, où Joan Jonas vit depuis le début des années 1970, le Drawing Center lui offre en parallèle « Animal, Vegetable, Mineral 1* », une rétrospective de ses œuvres sur papier complémentaire à l’exposition du MoMA.
Joan Jonas a déjà bénéficié de plusieurs rétrospectives – la Tate Modern de Londres lui en a consacré une en 2018 –, mais « Good Night Good Morning » est sa plus complète. Elle montre en outre une œuvre si récente qu’elle ne figure pas dans le catalogue de l’exposition : To Touch Sound, un hommage au biologiste marin David Gruber, dont l’artiste avait abordé les recherches dans Moving Off the Land (2018). To Touch Sound se présente sous la forme de trois boîtes de visionnage reliées entre elles, chacune équipée d’un banc; ensemble, elles ressemblent à un manège de cour de récréation. Dans l’une d’elles, Malcolm, le fils de Jason Moran, âgé de 16 ans, danse devant une étendue d’eau ; ensuite, Joan Jonas, debout sur une terrasse balayée par la pluie, lit un poème de Pablo Neruda. Une autre vidéo filme un cachalot dormant sous l’eau jusqu’à ce que l’artiste entre dans le champ pour dessiner de grands cachalots à la craie bleue, tandis que l’écran derrière elle se remplit de poissons étincelants éclairés par des lampes de poche. Un groupe de cachalots apparaît dans la troisième boîte pour soutenir le long travail de leur petite-fille enceinte et de leur sœur. Ils sont à ses côtés lorsque le bébé tombe soudainement sur la tête de sa mère ; le cliquetis qui se fait entendre correspond au langage de ces mammifères. Cette séquence est le premier enregistrement scientifique de la naissance d’un cachalot depuis 1986.
Cette rétrospective dense nécessite du temps, que ce soit pour assister aux performances – le MoMA en a programmé plusieurs pendant la durée de l’événement – ou pour s’y immerger et laisser la magie opérer.
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1* « Joan Jonas : Animal, Vegetable, Mineral », 6 mars - 2 juin 2024, The Drawing Center, 35 Wooster Street, New York, NY 10013, États-Unis.
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« Joan Jonas : Good Night Good Morning », 17 mars - 6 juillet 2024, Museum of Modern Art, 11 West 53 Street, Manhattan, New York, NY 10019, États-Unis.