Si cette année, c’est Julien Creuzet qui occupe le Pavillon français de la Biennale de Venise (lire son entretien dans The Art Newspaper Édition française d’avril 2024), quatre artistes avaient été invités en 1980 par le commissaire Gilles Plazy à représenter la France : Ladislas Kijno, Antoine de Margerie, Henri Yéru et Sabine Monirys. Deux œuvres de cette dernière, accrochées aux Giardini à l’époque, sont actuellement montrées dans l’exposition personnelle de l’artiste que lui consacre la galerie Kaléidoscope, à Paris. Dans l’espace de la rue Mazarine, les deux peintures se font face. Tableau noir, et pas seulement par ses tonalités, Mais qu’est-ce qu’il imagine celui-là ? (1980) met en scène au premier plan trois femmes largement emmitouflées jusqu’à cacher leurs visages – deux portent de grandes lunettes de soleil en plus de leur écharpe – tenant parfois d’immenses et intrigants sacs blancs qui ressortent sur le fond sombre. Derrière apparaît la silhouette d’un homme tournant le dos, spectre nébuleux. L’artiste a recouvert la toile de fines coulures de pigments s’apparentant à un dripping. En face, la composition est plus colorée, les personnages en grisaille se détachent sur un fond abstrait aux tons jaunes, bleus, rouges, blancs... Les figures aux relents clownesques sont masquées, l’homme au centre a la bouche ouverte, comme s’il était en train de dire quelque chose, des paroles à jamais perdues. À moins que le cartel du tableau ne nous éclaire : Bon, asseyez-vous et pleurez ! (1979). Comme toujours dans les œuvres de l’artiste, les longs titres très littéraires ouvrent sur de nouvelles perspectives, qu’ils soient en décalage ou non avec ce qui est représenté sur la surface picturale.
Traverser les apparences
Avant la Sérénissime, Sabine Monirys a exposé dans une autre grande manifestation internationale, puisque le même commissaire, Gilles Plazy, l’avait invitée à représenter la France à la 14e Biennale de São Paulo en 1977 aux côtés de Bernard Lassus et Martin Barré. Au Brésil, la peintre avait montré huit tableaux, dont trois sont accrochés aux cimaises de la galerie Kaléidoscope. Ici encore, les titres sont énigmatiques et entrebâillent de nouvelles portes. Reste la question du ciel (1975) met en scène trois personnages portant des cagoules rouges, visages occultés, une fine meurtrière au niveau des yeux, les avant-bras posés sur un support blanc comme le fond. Le mystère reste entier. La Traversée des apparences (1976) est plus explicite, avec cette femme ayant le haut du visage masqué ici par un bandage qui pourrait être médical, les lèvres tristes, peut-être nue sous sa redingote, dont le mouvement est retenu par une lourde et sinistre main d’homme.
Dans d’autres tableaux qui ont aussi précédemment fait le voyage en Amérique du Sud, le visage de la femme est cette fois dissimulé derrière une longue chevelure. Peut-être la lumière était-elle trop vive (1976), reproduit dans le catalogue de la 14e Biennale de São Paulo, mais absent de l’exposition parisienne, représente sur un fond sombre une femme, là encore vêtue d’une redingote, qui semble perdre l’équilibre. Sur Elle se leva pour alle au wagon-restaurant (1975), une femme penchée en avant et au visage occulté - toujours - par sa chevelure pose ses mains sur une grande surface brune. Pas de train à l’horizon cependant ! Ces peintures renvoient aux attitudes que prend l’artiste sur des Polaroid qu’elle réalise dans son atelier de la rue Santos-Dumont, dans le 15e arrondissement de Paris, cheveux devant le visage. Une autre photographie lui souffle un tableau présenté à São Paulo – mais pas rue Mazarine –, la petite fille au napalm de Nick Ut, toile que l’artiste peint en 1976, avec pour titre : Il lui fallait une fois encore voir les étoiles.
Au cours de sa carrière, Sabine Monirys a connu un succès critique, Pierre Gaudibert qualifiant ainsi son travail de « peinture-fiction », comme le rappelle Rakhee Balaram, historienne d’art actuellement chercheuse invitée à l’INHA [Institut national d’histoire de l'art], à Paris, dans le catalogue qui accompagne l’exposition. Pour Alain Jouffroy, « Sabine [Monirys] peint l’émotion, la plus forte, la plus intériorisée, la plus simple aussi, devant cette gigantesque catastrophe au ralenti à laquelle nous semblons, impuissants, assister tous les jours... La peinture n’est pas le seul plaisir de s’affirmer souverain et libre sur une toile, mais le terrible, l’irremplaçable plaisir de s’ouvrir aux autres, de se laisser emporter par le vent des autres... » Des critiques comme Gilbert Lascault et Olivier Kaeppelin se pencheront également sur son travail. Sans jamais avoir appartenu à un groupe féministe, l’artiste aborde dans sa peinture la question du rapport de l’homme et de la femme, comme le montrent certaines œuvres du parcours, à l’exemple de Passage (1973), fauteuil aux formes féminines recouvert d’une flaque blanche (de sperme?), ou du tableau Appelez-moi Dieu, composition nuageuse au sommet de laquelle figure un minuscule homme assis sur un fauteuil, le sexe en érection...
Existence romanesque et peinture de soi
Artiste troublante et mystérieuse, Sabine Monirys naît à Oran (Algérie) en 1936. Assez vite, elle est repérée par Jacques Prévert qui lui propose d’illustrer l’un de ses livres. Elle est proche, dans les années 1960, d’artistes tels que Jan Voss, Lourdes Castro, Roland Topor, Guy de Cointet ou le Chinois Sanyu. Elle se marie à Jacques Monory – dont elle utilise le nom pour tirer, par déclinaison, son pseudonyme –, avec lequel elle a un fils. Elle fait ensuite la rencontre en 1968 de Jérôme Savary et de son Grand Magic Circus, homme de théâtre avec lequel elle aura son second fils. Il la met en scène dans un roman-photo, Letizia, conçu pour la revue Ali Baba publiée à Milan. Au cours de sa carrière de peintre, Sabine Monirys a exposé à la galerie Fred Lanzenberg, à Bruxelles, à la galerie du Rhinocéros, à Paris, ou chez J. et J. Donguy, également à Paris. Ses œuvres entrent aussi dans des collections publiques, comme celles du musée d’Art moderne de Paris, du musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg (MAMCS), du Fonds d’art contemporain – Paris collections, du musée de Grenoble, du Centre national des arts plastiques... Elle décède en 2016 à Paris.
Autre pan important de sa vie, elle a noué une relation très intime avec le photographe américain d’origine suisse Robert Frank, avec lequel elle a entretenu une correspondance entre 1967 et 2010. Cet ensemble exceptionnel que nous avons pu consulter, archives conservées dans sa succession, comprend à la fois des lettres manuscrites et dactylographiées, des photos inédites ou des dessins réalisés spécialement pour celle qui apparaît à travers tous ces documents comme une muse. Sur une lettre agrémentée d’un petit dessin sur sa base, Robert Frank écrit dans un français approximatif : « J’allume une cigarette. Le téléphone sonne. Je pense à toi. J’ai pensé à nous quand je travaille dans le editing room. » Dans une autre missive dactylographiée, il écrit : « Nous parlons de l’histoire – de l’art des religions de la gloire des parfums français... where does this lead me to? a ma chere Sabine rue domremy 4eme etage c’est correct ? » Au cours de ces quarante-trois années, Robert Frank a envoyé à Sabine Monirys un grand nombre d’images, tirages argentiques représentant sa maison de Nouvelle-Écosse, photos recouvertes de traces de peinture, Polaroid inédits, collages... Dans un courrier manuscrit de 1993, avec son style toujours très poétique, il lui dit encore : « Je suis parti dans l’avion quand même. J’ai le souvenir. Je pense à toi – l’air entre nous. Le passé etc. un sourire – et la voiture. » Un secret bien gardé.
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« Sabine Monirys, Messieurs, il fait froid ici », 23 avril - 20 juillet 2024, galerie Kaléidoscope, 19, rue Mazarine, 75006 Paris.
À lire : Sabine Monirys, Messieurs, il fait froid ici, Avant-propos de Peter Handke, essai critique de Rakhee Balaram, éd. Galerie Kaléidoscope, Paris – Diffusion In Fine éditions d’art, 112 p., 25 euros