Façonner le « monde d’après » et imaginer les nouveaux modes de vie de l’ère post-carbone, c’est le défi lancé par la Fondation Thalie, à Bruxelles, à une myriade d’artistes, designers, architectes et scientifiques, dont un pan des recherches s’expose en ses murs sous le titre « Regenerative Futures » (Avenirs régénérateurs), qui mêle œuvres de sa collection et pièces accueillies pour l’occasion. Promouvant, depuis l’origine, les artistes dont « les pratiques artistiques intègrent l’artisanat pour sa sauvegarde et la dimension écologique comme vecteur de recherche et d’innovation », la Fondation, qui célèbre ses 10 ans cette année, a souhaité, en guise de nouvel élan, élargir encore ses critères d’engagement : « En une décennie, explique sa fondatrice et co-commissaire de l’exposition Nathalie Guiot, les menaces en matière d’habitabilité sur terre se sont profondément accélérées. Nous avons donc voulu œuvrer également en faveur d’actions de sensibilisation à l’urgence environnementale. » Depuis 2020, un programme de conférences intitulé «Créateurs urgence climat » fait converser artistes, designers et scientifiques, et se distille sous forme de podcasts – à ce jour, une trentaine.
Premier jalon de cet engagement supplémentaire, « Regenerative Futures» rassemble, tous domaines et médiums confondus, trente-sept créateurs et créatrices. « L’objectif, souligne Yann Chateigné Tytelman, le second commissaire, est d’observer comment ces derniers engagent des réflexions et des pratiques à même de réinventer nos façons d’être au monde ; de regarder l’art, le design et l’écologie à travers le prisme de la régénération et en mêlant diverses problématiques : le social, la technique, les savoir-faire, l’histoire, la décolonisation, etc. »
De l'usage de matérriaux naturels...
Les pistes semblent légion et nombre se tissent d’ailleurs entre différentes disciplines. À commencer par le textile, justement. Ainsi, l’artiste Edith Dekyndt a-t-elle enterré, durant une saison complète, cinq pièces de tissus sur cinq sommets entourant Grenoble. L’une d’elles, accrochée ici à une cimaise, dévoile des fibres disparues qui disent l’usure du temps et esquissent un nouveau paysage que ces vides font vibrer. Avec Fabric, Philippe Terrier-Hermann, lui, sublime une toile de Jouy produite mécaniquement en France, en la faisant détisser et retisser à la main par des artisans de Tétouan, au Maroc, effaçant immédiatement les motifs exotiques ou champêtres au profit d’une image foncièrement abstraite, le geste artisanal inversant, en outre, le sens de l’histoire.
À l’heure de l’hyperconnectivité technologique, il s’agit aussi de régénérer la beauté de savoir-faire artisanaux. Natsuko Uchino explore les potentiels de coopération entre humains et non-humains qu’incarne une pièce en laine de mouton teintée, mi-fonctionnelle, mi-esthétique, car elle peut, au gré des envies, devenir tapis, couverture, assise ou, tout simplement, « tableau ». « Quantité de laines ne sont pas utilisées en France, car celle dont on fait les pulls provient notamment de Nouvelle-Zélande, fait remarquer l’artiste. Or, la laine a beaucoup d’avantages : elle est durable, isolante et, ce qu’on ne sait pas forcément, ignifuge jusqu’à 600 °C. Elle peut donc amplement servir pour isoler les habitations. » Pour cette pièce, elle s’est inspirée d’une technique de feutrage vernaculaire de Mongolie et a employé des teintures végétales sauvages.
Algues, mycélium, cuir d’insecte..., la matière vivante séduit à l’envi. Ainsi le duo Aléa – Miriam Josi et Stella Lee Prowse – use de mycélium pour fabriquer, sous terre, les sièges Dirty Chair. D’un côté, la forme s’obtient par un remplissage de déchets de matériaux biocirculaires ; de l’autre, le champignon va se charger d’agréger l’ensemble et de le solidifier. Pensionnaire à la Villa Kujoyama, à Kyoto, entre septembre et décembre 2023, Tony Jouanneau en a profité pour se frotter aux déchets d’oursin et œuvrer avec une entreprise d’Akune, dans la préfecture de Kagoshima : « Il existe, au Japon, un programme de valorisation des déchets alimentaires, explique le designer. Chaque année, par exemple, sont produites quelque 60000 tonnes de déchets d’oursin. Or, on s’est aperçu que les ouvriers qui les manipulaient avaient les doigts tachés. D’où l’idée de produire de la teinture avec le squelette et les épines d’oursin. » On peut voir plusieurs essais de textiles aux nuances délicates. Avec des déchets de vers à soie qu’elle assemble patiemment pour créer ce qu’elle appelle du « cuir d’insectes », l’artiste Marlene Huissoud élabore Sworm, étonnante marqueterie à l’aspect de bois, mi-objet, mi-sculpture. Quant au designer Samuel Tomatis, il collabore avec des chimistes pour inventer un matériau complètement biodégradable, Alga, à partir des algues vertes que l’on trouve en nombre sur nos côtes. En version solide, il en fait une table basse et en version plus souple, un sac à dos, deux modèles de « ré-ingéniérie végétale marine ».
On l’aura compris, le vivant titille. La plasticienne Latifa Echakhch peint avec une extrême sensibilité la distance que certains végétaux maintiennent entre eux, distance qu’en science on nomme, non sans poésie, fente de timidité. En regard, l’arbre quasi géométrique que peint la Brésilienne Solange Pessoa se fait image mentale de la vie des choses, avec des pigments conçus à partir des graines qu’elle trouve dans son propre jardin comme celles du lin et du roucouyer.
... À LA REVALORISATION DES DÉCHETS
A contrario, en une sorte de « retour à l’envoyeur », s’affiche une pièce de l’artiste Moffat Takadiwa, lequel a planté son studio dans l’un des plus grands centres de recyclage d’Afrique, dans le quartier de Mare, à Harare (Zimbabwe). Cette « tenture du rebut » est tissée de déchets de matériaux informatiques, en l’occurrence une multitude de touches de claviers d’ordinateurs, puissante « étoffe postindustrielle » qui interroge à la fois la société de surconsommation, le postcolonialisme et l’environnement.
En architecture, on navigue d’un extrême à l’autre. D’un côté, l’œuvre de Tomás Saraceno, une toile d’araignée enfermée dans un cube de verre en lévitation, montre la complexité mathématique et le raffinement exquis d’un arachnide-architecte. Dans un autre registre, le collectif bruxellois Bento Architecture – auteur du Pavillon belge à la Biennale d’architecture de Venise 2023 (Lire The Art Newspaper Édition française de juin 2023) – déploie, avec cette scénographie entièrement compostable à la fin de l’exposition, son savoir-faire en matériaux naturels et biosourcés (bois de la forêt de Soignes, chanvre de Namur, etc.).
Pour l’occasion, une splendide arche a été fabriquée en chaux de chanvre. « C’est une matière étonnante qui, lorsqu’elle est utilisée, se dissimule souvent derrière un matériau plus noble, indique Yann Chateigné Tytelman. Or, comme c’est un très bon isolant, on la redécouvre aujourd’hui en tant que telle et on en construit des studios d’enregistrement par exemple. Après l’ère du béton tous azimuts, il s’agit aussi, pour Bento, de rediversifier les techniques. Sur cette arche, la matière vivante évoluera tout au long de l’exposition, avant d’atteindre son aspect définitif. »
Comment définir une « architecture régénératrice » ? « C’est une architecture qui participe à l’amélioration du lieu où elle s’élabore, avance le co-commissaire. Et cela se traduit non seulement en termes de durabilité ou de circularité, mais également en termes de soutien aux producteurs de matériaux locaux ou de dimension sociale quant à la construction elle-même. Par exemple, cette scénographie a fait l’objet d’un chantier collaboratif avec, notamment, des personnes en réinsertion ou sans emploi. » La régénération s’ancre avant tout dans la société telle qu’elle s’offre à l’instant T.
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« Regenerative Futures », 13 avril - 28 septembre 2024, Fondation Thalie, 15, rue Buchholtz, 1050 Bruxelles, Belgique.