La Sorcière de Manuel Orazi (1860 - 1934), un des artistes de prédilection de Mathieu Néouze qui s’en amuse, « raille les mœurs d’une époque où il est de bon ton d’afficher son esprit décadent et son attrait pour les pratiques occultes. Ce fusain et pastel destiné à illustrer le premier texte d’Austin de Croze pour le Calendrier magique de 1896 édité par Siegfried Bing incarne finalement bien les intentions de l’auteur qui annonce à son lecteur : “ Ô toi qui feuilletas ces pages, ayant en ton âme l’espoir malsain de trouver le suprême pouvoir du Mal, sois déçu ! ” ». Le ton est donné. Dans la cour du 16, rue de la Grange-Batelière, dans le 9e arrondissement de Paris, à côté de l’un des rares exemplaires de la Fontaine-lavabo de François-Rupert Carabin, Mathieu Néouze présente dans sa galerie une kyrielle d’œuvres qui exigent un sens de l’humour rare et précieux.
Un véritable explorateur
La « vraie émotion et la vraie vocation » de cet ancien élève de khâgne, diplômé de l’École du Louvre avec une spécialité en histoire du dessin ainsi que de l’Essec (École supérieure des sciences économiques et commerciales), titulaire d’une maîtrise d’histoire sous la direction de Jean Tulard sur la vision de l’histoire dans la presse sous la Restauration, est née à l’occasion d’un stage au Cabinet Turquin à Paris. Après un passage auprès de Daniel Alcouffe au département des Objets d’art du musée du Louvre (lire pages 36-37), un stage au musée Rodin et avant de rejoindre le Cabinet de Bayser (également à Paris), il réalise sa première attribution : un tableau de Jean-Baptiste Hilaire gravé pour illustrer le Voyage pittoresque de la Grèce du comte de Choiseul-Gouffier. Mathieu Néouze découvre ainsi un joli procédé pour faire le lien entre l’histoire de l’art et la littérature, l’histoire et les objets. Un nouveau stage au Cabinet de Bayser lui permet d’entrer à la galerie Paul Prouté (dans le 6e arrondissement) où il travaille trois ans à mi-temps pendant la fin de ses études. « Je suis infiniment reconnaissant aux Prouté qui m’ont offert une excellente formation à plus d’un titre. Outre la manipulation des objets ou le travail de documentation, ils m’ont transmis une éthique, une intégrité et une relation transparente avec le client. »
Depuis vingt ans, ce véritable explorateur qui, une fois n’est pas coutume, admet volontiers ne pas connaître les deux tiers des artistes dont il acquiert les œuvres, s’est fait un nom pour ces mêmes valeurs, mais aussi pour son goût pour une niche. « Ce qui est intéressant, c’est que le symbolisme produit des images très fortes qui passent avant la renommée de l’artiste. Cela m’oblige à réaliser un vrai travail de recherche pour nourrir le propos. Ce qui me passionne dans cette période, c’est la transversalité et ce foisonnement avec des productions d’une originalité et d’une bizarrerie insurpassables. Parfois, cela me permet de faire des rencontres passionnantes avec des artistes tels Manuel Orazi ou Jean Carriès pour lesquels je mène un long travail et une recherche de long cours des pièces significatives. » Neuf ans après l’exposition « Jean Carriès, la matière de l’étrange » au Petit Palais, Mathieu Néouze a par exemple dédié en 2016 une exposition réunissant une vingtaine de sculptures, une douzaine de céramiques, mais aussi des lettres de Jean Carriès.
Étonnamment, ce n’est ni Jean Carriès (1855-1894) ni Théophile Alexandre Steinlen (1859-1923) – objet de sa petite rétrospective de l’automne 2023 – qu’il identifie comme la meilleure découverte de sa carrière, mais Ramon Casas (1886 - 1932). Lorsqu’il aperçoit Fatiguée dans un catalogue de vente, le nom du chef de file de l’école moderniste est caché par un vernis jauni, mais l’œuvre présentée comme anonyme conserve au dos son étiquette de l’exposition de la Sécession viennoise de 1904. Tandis qu’il accroche son tableau dans la galerie, Mathieu Néouze a bien conscience qu’aucune œuvre de l’artiste catalan n’est conservée dans les institutions françaises, mais le Dallas Museum of Art prend de court le marchand qui songeait à Orsay... Le musée parisien vient en revanche d’acquérir La Verrerie. Le troisième panneau peint identifié du décor extérieur du pavillon « L’Art nouveau Bing » présenté à l’Exposition universelle de Paris en 1900 rejoint ainsi les deux autres peintures de Georges de Feure (1868 - 1943), entrées au musée en 2015 grâce à la Société des Amis du musée d’Orsay et de l’Orangerie. Au total, la moitié des objets qui passent par le 16, rue de la Grange-Batelière est ainsi acquise par des musées.
Éduquer le regard
Défendre des artistes qui se sont exprimés en ayant recours à des techniques telles que le grès émaillé ou même la cire colorée et le car- ton bouilli peint – c’est le cas du portrait de courtisane de 1877 intitulé Demi Monde, ou Perversité de Jean-Désiré Ringel d’Illzach, vendu par Mathieu Néouze au musée des Arts décoratifs, à Paris – implique de trouver des interlocuteurs chevronnés capables de comprendre la sculpture en couleurs ou de dépasser les frontières entre arts décoratifs et sculpture. Éduquer le regard et faire évoluer la sensibilité est un travail de longue haleine auquel participent de concert musées et marchands. Oscar Graf et Mathieu Néouze sont de ceux-là. « Comme Oscar, je suis sur le marché par accident, parce que c’est la meilleure façon d’entretenir notre intérêt pour ces objets qui passe d’ailleurs pour nous avant toute considération commerciale. »
Le revers de la médaille est la quasi-impossibilité de soutenir le rythme des Salons. Après sept ou huit participations au Salon du dessin, deux Fine Arts à Paris et deux éditions de la Tefaf, dont celle amputée par la pandémie de Covid-19 en 2020, Mathieu Néouze a décidé de faire un pas de côté. « Je suis spécialisé dans un domaine où les objets de grande qualité sont rares. Ce serait un leurre de penser pouvoir réunir chaque année trente objets pour un stand Tefaf ou FAB d’autant que c’est un marché très étroit où les prix ne sont pas suffisamment élevés pour trouver un équilibre économique susceptible de rentabiliser le coût des salons. » En se focalisant sur de très belles pièces et en prenant le temps de les documenter, Mathieu Néouze fait certes un choix de raison, mais ce passionné cultive avec une joie non dissimulée le côté confidentiel de sa galerie ouverte sur rendez-vous.
Peu d’habitués du quartier Drouot savent que le galeriste a plusieurs vies. Ce photographe qui vient récemment d’exposer dans l’orangerie du jardin du Luxembourg, assure depuis quelques mois la direction artistique des éditions Une Chambre à soi, une nouvelle maison destinée à mettre à l’honneur des photographes qui n’ont encore jamais été publiés. L’œuvre d’interprète et de musicien, ou les écrits poétiques de Mathieu Néouze sont certainement moins surprenants. En écoutant les paroles de son album de 2021, Comme au cinéma, l’amateur d’Henry de Groux (1867 - 1930) comprend peut-être pourquoi il faut être artiste soi-même pour saisir tout à fait les obsessions du symboliste belge, auteur de Quand les bourgeois dorment dans leur lit...