En pleine floraison des sakura (cerisiers à fleurs), le Festival Kyotographie anime toute la ville. L’ancienne capitale impériale du Japon se découvre en même temps que la programmation de l’événement, dont les treize expositions sont disséminées aux quatre coins de la cité. Du Kyoto National Museum à une ancienne fabrique de kimonos, en passant par une création de Tadao Andō, les édifices qui les accueillent contribuent à la magie du festival de photographie, dont la réputation s’est construite sur l’occupation d’espaces non muséaux et des scénographies raffinées.
Des lieux patrimoniaux investis avec inventivité
Le soin apporté à la scénographie est un parti pris du festival depuis sa première édition. Comme le souligne Lucille Reyboz, cette approche est liée à la tradition nipponne : « Dans n’importe quelle cérémonie japonaise, de la cérémonie du thé à une représentation théâtrale, le cheminement pour arriver au cœur du moment est aussi important que le moment lui-même. C’est la même chose pour la présentation des expositions : la façon dont les visiteurs sont amenés à être confrontés à une histoire est cruciale. » Une partie de la programmation occupe des lieux patrimoniaux dont les maintes restrictions appellent à la créativité. Une contrainte que le festival a transformée en catalyseur pour les artistes – bien qu’il faille parfois composer entre les ambitions du scénographe et la volonté de l’artiste de ne pas noyer son œuvre dans des propositions trop alambiquées.
Le photographe Thierry Ardouin travaille avec le designer Shinichiro Ogata pour adapter ses Histoires de graines aux anciennes cuisines du château de Nijō. Ce projet au long cours, pensé à l’origine comme un ouvrage (publié par Atelier EXB en 2022), est autant une célébration de l’esthétique des graines qu’une étude de leur histoire et des questions culturelles, scientifiques et écologiques qu’elles soulèvent. Shinichiro Ogata imagine une scénographie autour des concepts du yin et du yang, permettant une conversation élégante et mystérieuse entre les œuvres de Thierry Ardouin et les sources naturelles d’ombre ou de lumière du bâtiment.
Le caractère d’un lieu peut aussi entièrement renouveler notre perception d’une œuvre. Deuxième étape d’une longue itinérance, la rétrospective que la Maison européenne de la photographie, à Paris, a consacrée à Viviane Sassen est ici présentée dans une ancienne imprimerie, dont le décor industriel tranche avec l’hôtel particulier qui a accueilli ses œuvres à l’automne 2023 1*. Dans cet espace bétonné, sans aucune lumière naturelle, les couleurs et les expérimentations de la photographe néerlandaise semblent animées d’une nouvelle énergie. Selon la commissaire Clothilde Morette, l’espace parisien amenait un parcours plus historique, axé sur les évolutions de l’œuvre de Viviane Sassen, tandis que le côté immersif de cette présentation souligne son aspect formel.
Hommage aux luttes
Lucille Reyboz explique l’attention portée à la scénographie par une volonté de toucher à des thèmes difficilement abordables de façon trop frontale pour les Japonais : « Tout est possible au Japon, mais tout dépend de la manière dont on emballe les choses. Les scénographies sont essentielles, car elles permettent de créer un pont vers des sujets sensibles. C’est grâce à cela que le festival a pu fonctionner ici. » Dans cette perspective, l’exposition consacrée à la photographe Claudia Andujar et son engagement auprès du peuple indigène des Yanomami au Brésil lui tenait particulièrement à cœur. Leur cause trouve à ses yeux une résonance avec le destin des Aïnous, un peuple autochtone de l’île d’Hokkaidō. Après avoir serpenté entre les clichés de la photographe et les témoignages des Yanomami – dessins et vidéos ainsi que textes de leur porte-parole, le chaman Davi Kopenawa –, le visiteur pénètre dans une structure imitant la forme de leurs habitations, où une installation vidéo donne à voir la destruction croissante de ce peuple par le gouvernement brésilien. Sur l’autre rive de la rivière Kamo-gawa, un hommage est rendu à la lutte des femmes iraniennes pour leur liberté. Intitulée « You don’t die », cette exposition pensée par Le Monde retrace image par image les événements ayant suivi la mort de l’étudiante Mahsa Amini en septembre 2022.
Au Kyocera Museum of Art, qui accueille pour la première fois Kyotographie, une scénographie délicate met en lumière deux séries très intimes de Rinko Kawauchi autour de sa famille. Elles font partie d’une exposition soutenue par le programme Women in Motion (Kering) qui chaque année fait dialoguer deux photographes japonaises de différentes générations.
Pour cette édition, Rinko Kawauchi a choisi Tokuko Ushioda, lui offrant ainsi sa première grande exposition, à 84 ans. De son projet sériel autour d’un réfrigérateur jusqu’au regard qu’elle pose sur son foyer, ses images au format carré, aussi cocasses que poétiques, révèlent un besoin viscéral d’affirmer son propre langage visuel. L’exposition adjacente célèbre l’œuvre d’une grande figure de la photographie japonaise, Kikuji Kawada, un des fondateurs du collectif Vivo, dont le livre The Map (1965) a constitué une révolution visuelle et éditoriale. Exposer l’œuvre de Kikuji Kawada est un véritable défi : le photographe s’est surtout exprimé à travers le livre. Ce mode de diffusion a toujours été privilégié par la photographie japonaise, moins habituée aux expositions.
Mentionnons encore deux expositions qui repoussent les limites de la photographie : celle du duo chinois Birdhead – formé par Song Tao et Ji Weiyu – qui a exploré les possibilités formelles et spirituelles du médium jusqu’à imaginer une religion « photothéiste »; ainsi que celle du photographe irlandais Eamonn Doyle, dont l’installation vidéo et sonore nous plonge dans une chorégraphie visuelle autour de Dublin, sa ville natale. Enfin, Lucien Clergue est à l’honneur dans une exposition retraçant son travail sur les gitans et le guitariste Manitas de Plata, qui a indirectement permis la naissance des Rencontres d’Arles. Un double hommage donc, puisque le festival français de photographie fut une source d’inspiration dans la création de Kyotographie en 2013. Devenu un rendez-vous majeur de la photographie en Asie, récemment récompensé par son ministère de la Culture, l’événement nippon a depuis largement pris son envol et su s’imposer comme un événement incontournable de la scène photographique mondiale.
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1* « Viviane Sassen – PHOSPHOR : Art & Fashion 1990-2023 », 18 octobre 2023 - 11 février 2024, Maison européenne de la photographie, Paris.
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Kyotographie, 12 avril-13 mai 2024, divers lieux à Kyoto, Japon.