Theaster Gates : Black Mystic
En découvrant les trois grandes tentures que Theaster Gates [lire son entretien dans notre mensuel de mai 2024] a fait suspendre sur chacune des cimaises du vaste hall de la galerie du Bourget, on reconnaît un sens de l’échelle, à ne pas confondre avec la monumentalité. Elles ont été réalisées avec de grandes pièces de polyester enduites de bitume selon la technique du torch-down roofing, employée pour la couverture et l’isolation des toits. Les surfaces claires gardent la marque du feu avec lequel on les a assemblées. L’une des tentures porte des idéogrammes japonais et en écriture romaine des noms de trains et de villes du Japon, une autre une superposition de demi-cercles segmentés et colorés, et la troisième le mot « Roofing » peint au pochoir.
Ce travail d’application du matériau isolant était le métier du père de l’artiste et le chariot à goudron de celui-ci est présent dans le hall. Theaster Gates a brièvement pratiqué le roofing avant de devenir artiste et a autrefois invité son père à collaborer avec lui pour quelques tableaux au goudron. Leur dialogue se poursuit par-delà la mort. Au mode traditionnel d’appropriation et de citations qui rattache cet ensemble d’œuvres à la lignée de Rauschenberg, l’artiste substitue un authentique travail avec le réel nourri d’une expérience intime.
Sur la mezzanine sont accrochés d’autres tentures-collages de formats plus conventionnels qui intègrent des fragments d’images issues d’archives de la Johnson Publishing Company, éditrice notamment de la revue Ebony, à laquelle Theaster Gates a plus d’une fois rendu hommage dans ses installations. Sur l’une des œuvres est écrit « Black Mystic », ce qui pourrait être le nom d’un quelconque produit de beauté ou d’industrie, et qui sonne ici puissamment.
À partir du 13 avril 2024, Gagosian, 26 avenue de l’Europe, 93350 Le Bourget
Jonathan Lasker : Painting and Drawing
En exposant un unique tableau récent et un ensemble de dessins échelonnés sur une dizaine d’années, Jonathan Lasker nous fait découvrir un aspect moins connu de son œuvre en même temps qu’il nous éclaire sur son processus créatif. Dans les dessins, l’artiste libère des gestes, ébauche des constructions, en usant du répertoire de formes qui nous est familier : gribouillages, boucles, grilles structurelles, hachurages divers. Il peut se montrer maximaliste en créant, par exemple, un véritable patchwork de motifs de différentes couleurs, de boucles et de grilles épaisses. Il sait aussi être d’une rigoureuse austérité en dessinant une trame d’astérisques minces, noir sur blanc qu’il occulte en partie par un nuage de ratures. Au premier plan de cette trame, il reprend l’astérisque en larges traits d’encre au pinceau et ce motif écrase en partie la trame et la signature de l’auteur. D’autres dessins révèlent des préoccupations de lumière et d’espace.
Le tableau Realistic Affection (2023) est un format moyen sur lequel est tracé en noir dans la moitié inférieure un rectangle horizontal. Autour ou à l’intérieur de ce rectangle, des couleurs et des traits agissent et interagissent. Une forme biomorphique rose se tient dehors sur la ligne supérieure à côté d’un embrouillamini de lignes noires à la fois dedans et dehors. Un petit rectangle pistache se tient dedans en couvrant la ligne supérieure. Un autre petit rectangle, violet celui-ci, se glisse entre l’horizontale inférieure du rectangle et le bord du tableau. À côté de lui figure une épaisse tache de jaune en L qui traverse le cadre rectangulaire et que des vigoureux et épais traits noirs s’efforcent de contenir. Le plaisir pris devant un tableau de Jonathan Lasker, c’est celui de se raconter des histoires à partir de traits et de taches. Alors qu’ils paraissent ne parler que de peinture et de dessin et du rapport figure-fond, nous pouvons les prendre comme des caractères.
Du 12 avril au 18 mai 2024, Thaddaeus Ropac, 7 rue Debelleyme, 75003 Paris
Klara Kristalova : Beast
Une femme à tête d’oiseau est étendue sur le dos au bord d’un large podium, une main posée sur le front comme pour se protéger du soleil. Son corps en terre naturelle porte les marques des doigts qui l’ont façonnée et qui lui font un plumage. Ultime détail, elle porte des souliers à talon noir vernissés. Cette scène placée en ouverture de la nouvelle exposition de Klara Kristalova nous prépare au bizarre et à la contestation des hiérarchies des disciplines et des genres.
Dans la salle suivante nous accueille une foule de figures en céramiques colorées, aussi bien des statues sur des socles de différentes hauteurs regroupées en îlots, que des médaillons au mur ou encore une série de têtes alignées sur une étagère. La plupart de ces œuvres semblent le fruit d’une imagination déchaînée mêlant le rêve et le mythe, avec une récurrence de l’hybridation femme et animal ou femme et arbre. Avec un sens consommé de la dramaturgie, l’artiste réunit des scènes drolatiques ou dérangeantes à fortes implications psychanalytiques, et des images plus légères ou des figurines proches du bibelot. Pour Kristalova, la céramique est sœur du dessin et elle glisse de l’un à l’autre avec une même liberté et une même immédiateté. Les trois sculptures en bronze présentes dans l’exposition, deux fleurs et un homme à tête de souris, enrichissent ce conte pour grandes personnes en y apportant un élément de (très) relative normalité.
Du 13 avril au 1er juin 2024, Perrotin, 76 rue de Turenne, 75003 Paris
Lois Weinberger : Soil
Lois Weinberger (1947-2020) a inventé un earth art moins fondé sur l’ego artistique que sur l’attention, l’écoute même, aux plantes et aux sols. Son importance pour les artistes animés de préoccupations écologiques et politiques est indéniable. Avec « Soil », nous retrouvons quelques-uns des principaux thèmes de l’artiste.
Room With Rainbow (1982) nous le montre ouvrant l’espace de papier et de carton blanc dans lequel il s’est enfermé par le tracé sur un mur d’un arc-en-ciel avec des crayons. Trois photographies de la série Stage sont collées sur des panneaux de bois grossièrement badigeonnés de blanc et posés au sol contre le mur. Cadrées à hauteur de sol, elles font voir des mousses poussant dans les interstices de sols en béton. Pour apprécier cette scène (stage en anglais), il faut savoir se mettre à sa hauteur. Non loin, dans un petit bac en plastique jaune, on trouve un morceau de mousse et un crâne animal, leçon de vie plutôt que mémorial.
La pièce la plus belle et la plus émouvante à cet égard est Untitled (Holding the Earth) de 2010. C’est la photo du buste d’un homme en chemise blanche immaculée qui retient dans son bras gauche replié sur la poitrine un peu de terre. Ce geste de bienveillance et de protection nous rappelle aussi que c’est elle, la terre, qui un jour saura accueillir l’homme dans un ultime vêtement blanc.
Du 5 avril au 29 juin 2024, salle principale, 28, rue de Thionville, 75019 Paris