Depuis un peu moins de cinq ans, AlUla est régulièrement le théâtre d’événements qui attirent le ban et l’arrière-ban du monde de l’art international. C’est là, dans le désert d’Arabie saoudite, à quelques kilomètres de cette ville peuplée de 40000 habitants, que se trouvent les tombeaux nabatéens de Hégra – cité aussi désignée Madâin Sâlih. C’est là qu’est implantée l’Agence française pour le développement d’AlUla (Afalula), présidée par Jean-Yves Le Drian et dont la direction scientifique est assurée par Sophie Makariou, laquelle a pour mission « d’accompagner son partenaire saoudien, la Commission royale pour AlUla (RCU), dans la transformation de la région d’AlUla en une destination culturelle et touristique mondiale ».
C’est là encore que s’est tenu, du 25 au 27 février 2024, le premier Future Culture Summit organisé par la RCU, en partenariat avec le ministère de la Culture saoudien. Le programme annonçait la présence, à des tables rondes et des ateliers, de nombreux directeurs d’institutions, curators, artistes, galeristes – la semaine suivante avaient lieu le March Meeting de Sharjah 1* et le Culture Summit Abu Dhabi 2*, respectivement lancés en 2008 et 2017. La deuxième édition de la Biennale d’art contemporain de Diriyah, à Riyad, intitulée cette année « After Rain » (« Après la pluie »), venait également d’ouvrir ses portes 3*, sous la direction de Ute Meta Bauer, assistée d’un groupe de jeunes commissaires, parmi lesquels Wejdan Reda, Rose Lejeune et Rahul Gudipudi.
Le défi du changement
L’événement d’AlUla était l’occasion pour les participants de découvrir une part des activités en cours et à venir dans la région. L’état des lieux de ces projets est en soi un défi, tant les différents acteurs et les chantiers sont nombreux, et le contexte politique et économique complexe. L’assassinat de Jamal Kashoggi en 2018, la force saisissante de la jeunesse saoudienne (66 % de la population a moins de 30 ans), et la libéralisation entamée il y a six ans (notamment l’autorisation de conduire pour les femmes, ou celle de la musique dans l’espace public) sont des éléments qui caractérisent les paradoxes de cette société encore extrêmement conservatrice. La documentation du changement est d’ailleurs le sujet de plusieurs œuvres présentées à la Biennale de Diriyah, en particulier dans une collaboration artistique entre Armin Linke et Ahmed Mater. Quelque chose d’un futur du monde arabe semble se jouer là, indéterminé, fragile, pouvant basculer d’un jour à l’autre.
Au programme des discussions à AlUla, des remarques sur les industries créatives par Nora Aldabal, directrice de la RCU ; des échanges sur les modèles des musées du futur nourris entre autres par la princesse Nourah Al Faisal, Klaus Biesenbach, directeur de la Neue Nationalgalerie, à Berlin, Laurent Le Bon, président du Centre Pompidou, Candida Pestana, directrice du futur musée d’Art contemporain d’AlUla, Julieta Aranda, codirectrice d’e-flux, le Dr Paul Thompson, président du British Council. La question du paysage et du développement durable revenait sur toutes les lèvres, ainsi que la nécessité d’un ancrage dans des territoires, en particulier à travers les mots de l’architecte franco-libanaise Lina Ghotmeh chargée du futur musée, de George Arbid, architecte, président et membre fondateur du Centre arabe pour l’architecture, et d’Akiko Miki, directrice du Naoshima New Museum of Art. Une discussion sur l’humain et le non-humain, sur les enjeux de l’intelligence artificielle (IA) et de la créativité était modérée par Nicolas Bourriaud avec Emanuele Coccia et les artistes Talin Hazbar, Gregory Chatonsky et Hector Zamora. Par ailleurs, une exposition se tenait à Maraya, dans le spectaculaire bâtiment aux façades en miroir dans le désert, présentant vingt-cinq ans d’art dans les collections saoudiennes : « More than Meets the Eye ».
Les alentours des sites archéologiques d’Hégra et de Dadan, classés au patrimoine mondial de l’Unesco, aujourd’hui peuplés de quelques oiseaux, et accessibles seulement sur réservation, s’apprêtent à se transformer en région touristique d’après le pétrole. Parler du paysage et de développement durable relève de l’évidence et de la gageure. C’est l’évidence aussi lorsque l’on visite Desert X, qui a livré cette année sa 3e édition orchestrée par Maya El Khalil et Marcello Dantas, dans une partie du Wadi Al Fann, avec pour thème « In the Presence of Absence 4* ». Les notions d’ombre, d’invisible, de non-dit sont récurrentes dans les sujets des expositions en cours – comme également dans «The Shadow over Everything», à Mabiti. Sur des sites d’une beauté éblouissante, dix-sept artistes ont installé des œuvres monumentales dans le désert : une œuvre olfactive de Karola Braga ; une sculpture sonore de Kader Attia ; un paysage d’Ibrahim Mahama, composé de jarres en terre venues pour certaines du Ghana, son pays natal, et véhiculant avec elles leurs histoires cabossées... Les travaux ayant été nécessaires à la mise en place de certaines œuvres laissent perplexe. L’œuvre de Tino Sehgal compte parmi les plus fortes : deux performeurs entre deux rochers jouent avec les spectateurs, insaisissables comme à l’habitude.
Des projets prometteurs
L’édition 2024 de Desert X annonce la commande pérenne qui sera passée à douze artistes dans la même vallée, le Wadi AlFann : un véritable musée à ciel ouvert. Les cinq premiers (James Turrell, Michael Heizer, Ágnes Dénes, Manal AlDowanyan et Ahmed Mater) seront inaugurés en 2026. Iwona Blazwick, ancienne directrice de la Whitechapel Gallery à Londres, et présidente du groupe d’experts en art public de la RCU, œuvre actuellement à ce projet singulier qui fait depuis deux ans l’objet de diverses préfigurations. Cette année, il s’agissait d’une performance de Manal AlDowayan (représentante de l’Arabie saoudite à la Biennale de Venise) : deux crieurs de rue chantaient de la poésie à travers les collines.
Le futur musée d’art contemporain doit voir le jour d’ici deux ou trois ans dans un nouveau bâtiment conçu par Lina Ghotmeh. Il est dirigé par la Portugaise Candida Pestana, qui a fait partie de l’équipe du musée d’Ithra (ouvert à Dhahran, en Arabie saoudite, en 2014 par la compagnie pétrolière Aramco, et où se tient actuellement une exposition d’Etel Adnan dont le commissariat est assuré par Sébastien Delot). Cette structure bénéficie d’une mission de conseil du Centre Pompidou. La jeune directrice définit doublement ses objectifs : la préservation d’une collection en cours de constitution et la prospection à travers des commandes à des artistes.
C’est l’agence d’architecture Lacaton et Vassal qui a été retenue, en février 2023, pour construire la Villa Hegra, aujourd’hui appuyée sur l’Afalula et la RCU, et vouée à devenir une fondation de droit saoudien. Comme l’explique sa directrice Fériel Fodil, CEO de la Villa Hegra, cette structure a vocation à étayer le dialogue en art entre pays francophones et arabophones. Le bâtiment doit être inauguré en 2026 et abriter des résidences, un centre culturel, un centre de danse, de musique et une librairie. En guise de préfiguration, des artistes français et saoudiens, choisis par Arnaud Morand et Wejdan Reda, ont déjà été reçus pour des résidences (Théo Mercier, Abdulrahman AlSoliman, Sarah Brahim, Ugo Schiavi) – Gaël Charbau sélectionnera les artistes du programme de 2025.
Les résidences organisées par l’Afalula, sous la houlette d’Arnaud Morand, sont parmi les projets actuellement visibles les plus marquants. Les résidents designers sont présentés dans une ancienne école qui ouvre le soir au public. Logés dans un hôtel désaffecté datant des années 1980, des artistes comme Bianca Bondi, Hugo Servanin, Maitha Abdalla ont passé de trois à six mois sur place. Cette seconde promotion de résidents propose une exposition derrière l’hôtel, dans l’oasis de Mabiti, transformée en lieu de sociabilité. Le soir, des jeunes gens viennent y boire un verre sous des tentes. Sur le toit, Gregory Chatonsky montre une vidéo générée par une IA : de fausses œuvres, dans de fausses vues du désert d’AlUla, accompagnées de faux commentaires. Un vertige.
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1* March Meeting, 1-3 mars 2024, Sharjah (Émirats arabes unis).
2* Culture Summit Abu Dhabi, 3-5 mars 2024, Abu Dhabi (Émirats arabes unis).
3* Biennale de Diriyah, 20 février-24 mai 2024, Riyad (Arabie Saoudite).
4* Desert X, 9 février-23 mars 2024, AlUla (Arabie Saoudite).