Une symphonie de couleurs et d’ors accueille le public dans le patio du musée des Beaux-Arts de Rennes. Les huit tapisseries monumentales de la manufacture des Gobelins, jamais exposées simultanément depuis le XVIIIe siècle, sont une leçon de style. Au-delà de la préciosité des matériaux, leur ampleur, leur brio et leur grandiloquence offrent une expérience inédite pour nombre de visiteurs. La présentation d’une tenture complète du XVIIe siècle dans un espace suffisamment ample et haut de plafond n’est pas monnaie courante. Ceux qui se souviennent de « Tapestry in the Baroque : New aspects of Production and Patronage », modèle du genre présenté par Thomas Campbell au Metropolitan Museum of Art à New York en 2010, n’avaient pu profiter que de quelques tapisseries pour chacun des ensembles choisis. L’exposition de la Villa Médicis à Rome, « Poussin et Moïse. Du dessin à la tapisserie », en 2011, ne présentait pas, espaces obligent, toutes les œuvres côte à côte. À Rennes, le visiteur assiste à une démonstration de force de la France de Louis XIV qui rivalise avec les papes de la Renaissance.
Appropriations du passé
La Manufacture des Gobelins, créée en 1662, branche armée de la politique culturelle de Colbert, placée sous l’autorité de Charles Le Brun dès 1663, subit une véritable « révolution » en 1683 lorsque le marquis de Louvois succède au défunt ministre. « Les tentures nouvellement entreprises ont eu pour particularité de prendre pour modèles des pièces anciennes ou créées hors du contexte de l’art textile », rappelle Guillaume Kazerouni, responsable des collections d’art ancien au musée de Rennes, qui a longtemps enseigné aux jeunes élèves de l’actuelle Manufacture. « Les choix se portent alors sur des tapisseries de la Renaissance conservées dans les collections de la Couronne ou bien sur des compositions d’artistes prestigieux connues à travers des dessins et des peintures que l’on assemble pour former des suites à tisser », poursuit-il. Ainsi, les lissiers de basse-lisse copient en laine et en soie à partir de 1685 des tentures conservées dans les collections de la Couronne : les Fructus Belli et L’Histoire de Scipion d’après Jules Romain ; les Chasses de Maximilien d’après Bernard Van Orley ; les Mois Lucas d’après Lucas de Leyde ; les Grotesques de Guise. Les lissiers chargés des productions plus luxueuses travaillent d’après les Chambres de Raphaël au Vatican – à partir de copies des fresques –, des Sujets de la Fable de Raphaël et Jules Romain ou encore d’après l’Histoire de Moïse de Nicolas Poussin et la Galerie de Saint-Cloud de Pierre Mignard. Enfin, la Manufacture est chargée de tapisseries « inspirées » de tentures du XVIe siècle conservées dans les collections du pape : les Actes des Apôtres d’après Raphaël et les Arabesques attribuées au même par Vasari et depuis rendues à l’un de ses élèves, Giovanni da Udine.
Presque trois siècles et demi plus tard, il est délicat de saisir les raisons pour lesquelles un artiste comme Noël Coypel, au faîte de sa carrière, accepta de copier des productions du passé pour l’un des projets les plus importants de sa carrière, auquel il consacra une décennie entière. Lorsqu’il est sollicité par Louvois en 1684, Coypel n’est plus l’enfant dégrossi par un « faiseur d’éventails à Paris », formé par un élève de Vouet à Orléans, puis à Paris à nouveau par un autre proche de Vouet, Noël Quillerier, qui eut la chance de suivre le peintre Charles Errard, directeur des décors royaux du Louvre, sur les chantiers du Palais Royal. Coypel a été de toutes les grandes entreprises de la Monarchie, des Palais du Louvre, des Tuileries, de Versailles, de Trianon, tout en occupant des fonctions de prestige au sein de l’Académie royale de peinture et de sculpture, ou en assurant la direction de l’Académie de France à Rome de 1673 à 1675. Protégé par Colbert, il est passé sans encombre à l’ère Louvois, qui fit d’ailleurs de lui l’un des rares artistes du siècle à se voir confier la totalité des cartons monumentaux pour une tenture.
Triomphe de l’ornement
Certes, en « copiant » la tenture Les douze mois arabesques, la Manufacture faisait des économies mais, pour les spécialistes de l’histoire de la tapisserie, Pascal-François Bertrand en tête, ce choix pourra être interprété comme une façon pour la France d’embrasser l’histoire de l’art en se réclamant héritière du XVIe siècle romain. En pleine querelle du coloris, explique Guillaume Kazerouni, c’était une habile façon de dépasser l’opposition entre les partisans du dessin, le clan de Charles Le Brun que Louvois entendait écarter, et ceux de la couleur, menés par Pierre Mignard. Or, Coypel ne se contenta pas de « copier » l’illustre modèle, mais il en livra une réinterprétation destinée à prouver la créativité française de son temps. Pour Guillaume Kazerouni, « ces grands panneaux décoratifs s’insèrent à plus d’un titre dans la sensibilité de l’artiste qui était rodé de longue date à cet exercice. Grotesques et arabesques héritées de l’Antiquité et les interprétations célèbres qu’en avaient données Raphaël et ses élèves au XVIe siècle constituaient déjà une part centrale de l’art de ses maîtres. La version qu’il en fait correspond parfaitement à son idée de la copie d’après les maîtres, qu’il estimait ne pas devoir être servile. Sa manière monumentale et ferme, son goût pour l’agencement sculptural des draperies sont pleinement reconnaissables dans chacun des cartons. » Le goût de Coypel devait beaucoup à sa connaissance intime de l’œuvre de Raphaël et de Jules Romain conservée dans les collections royales mais aussi à Rome, où il avait eu le loisir de se mesurer à leur œuvre. Enfin, l’exposition de Rennes montre l’importance de cet ensemble pour comprendre la montée en puissance de l’ornement qui prend le pas sur les grands sujets dans les décors. Noël Coypel est un précurseur qui ouvre la voie aux tentures du XVIIIe siècle, dont l’un des plus importants succès sera Histoire de Don Quichotte de son petit-fils, Charles Antoine Coypel. La Tenture du Triomphe des dieux est surtout une œuvre d’art totale où le spectateur est plongé ou enveloppé dans un tourbillon de couleurs dans un espace de 208 mètres carrés et de 11 mètres de hauteur.
La rétrospective, présentée non loin de la Grand’Chambre du parlement de Bretagne – le plus important décor civil préservé du XVIIe siècle, que certains ont la chance d’être invité à visiter en marge de l’exposition – permet de découvrir un Académicien dont la plus grande liberté était sa palette.
« Noël Coypel, peintre du roi », jusqu’au 5 mai, Musée des Beaux-Arts, 20 quai Émile Zola, 35000 Rennes