Que représente le marché belge ? Dans le Art Basel & UBS Global Art Market Report 2024, le plat pays est à peine cité. Selon le dernier rapport d’Artprice, toutefois, ce sont 69 millions de dollars (59 millions d’euros) qui ont été engrangés en Belgique pour les seules enchères de Fine Art – de la peinture aux non fungible tokens (NFT). Un chiffre en hausse de 21 %, qui reste cependant inférieur de moitié à la Suisse et loin derrière la France (875 millions de dollars, soit 750 millions d’euros). Ce volume plutôt faible s’explique en partie par le choix de vendre dans des places bien plus importantes comme Paris, Londres ou New York les « top lots » des stars de l’art belge, de Pierre Paul Rubens à René Magritte... Néanmoins, le secteur des enchères « se maintient à un bon niveau grâce à l’activité des maisons De Vuyst, Piasa Bruxelles, Louiza Auktion, Bonhams Cornette de Saint Cyr Bruxelles et Horta », auxquelles il faut encore ajouter Millon, précise Artprice.
« La Belgique est l’un des rares pays au monde, de surcroît de cette taille, à avoir de vrais bureaux des trois leaders des enchères, Christie’s, Sotheby’s et Phillips, mais aussi d’autres, comme la maison allemande Lempertz ! », observe le collectionneur bruxellois et analyste financier Alain Servais. Rien d’étonnant à ce que fin janvier 2024, Christie’s ait investi de nouveaux locaux avenue Louise, à deux pas des galeries d’art contemporain, une artère où est déjà installée Sotheby’s. Leur motivation ? Le sourcing (« stratégie d’acquisition ») des œuvres, mais également le désir de toucher les fameux collectionneurs belges... et les Français. Toutefois, avec l’abolition de l’impôt sur la fortune par Emmanuel Macron, les avantages fiscaux belges sont devenus moins flagrants, alors certains Français et autres résidents de Belgique d’origine étrangère, qui dopaient le marché, en sont partis.
Ouverture d'esprit et collectionnisme
Les Belges restent donc le cœur du réacteur. Si, pour la galeriste Nathalie Obadia, « les collectionneurs belges ont souvent été recherchés par des foires comme Art Basel pour leur forte appétence pour l’art contemporain, c’est moins le cas aujourd’hui, car il y a des collectionneurs actifs dans tous les pays, et la France, longtemps marginalisée, est devenue très dynamique; ce qui amoindrit la place de la Belgique ou de l’Allemagne dans le marché européen. Mais les acheteurs belges restent très présents dans les galeries étrangères et aux enchères ».
Leur spécificité ? Leur ouverture d’esprit. « La nature de la Belgique, c’est d’être un pays récent, créé en 1830, quasiment sans nationalisme. Au départ, il a été fondé comme un tampon, un espace neutre, un peu comme la Suisse. Nous n’avons ni le Louvre, ni le British Museum, ni cette longue succession de styles et de traditions comme certains pays. Nous n’avons rien, alors nous sommes ouverts à tout. Si le collectionneur français est plutôt conservateur, le Belge achète sans validation, et très tôt », souligne Alain Servais.
C’est ainsi que l’art conceptuel et minimal a précocement irrigué la Belgique au même titre que l’Allemagne ou la Hollande. « Nous étions le low cost airport de tous les grands artistes américains en Europe qui atterrissaient en Belgique car c’était moins cher. De Donald Judd à Carl Andre ou Sol LeWitt, ils étaient ensuite invités à dormir par des collectionneurs belges... », explique Alain Servais. Résultat : d’importantes collections se sont constituées de longue date, de Bruxelles à Gand en passant par Anvers ou Courtrai. La Belgique est ainsi l’un des rares pays à bénéficier d’une grosse poignée de collectionneurs montrant leurs trésors sur plus de 1000 m2 – Walter Vanhaerents (qui a présenté sa collection au Tripostal à Lille en 2023), Frédéric de Goldschmidt, Galila Hollander, Alain Servais ou encore Éric Decelle... En outre, « trois ou quatre fois par an, je rencontre d’autres collectionneurs de 40-60 ans qui ont des dizaines d’œuvres d’une qualité incroyable, plus souvent du côté flamand que wallon », ajoute Alain Servais.
Un dynamisme menacé
« Pour un pays de plus de 11 millions d’habitants, quand on regarde le nombre de galeries, des plus internationales aux plus expérimentales, entre Bruxelles, Anvers, Knokke, il existe clairement un marché de l’art actif en Belgique. Malgré 15 ans de présence de mon antenne bruxelloise, que j’ai ouverte en 2008, je fais toujours la connaissance de nouveaux collectionneurs », abonde la galeriste Nathalie Obadia. Ce dynamisme n’a pas échappé au Parisien Christophe Gaillard, qui a inauguré, en septembre 2023, un espace à proximité du futur KANAL - Centre Pompidou, ce pôle pour l’art contemporain attendu pour 2025. « Les choses se mettent en place, confie le galeriste. Au lieu de se lancer dans un pays exotique, cela fait sens de s’établir dans un lieu sans barrières de distance ni de langue. Il y a en Belgique plus de convivialité, mais il faut aussi prendre le temps de se faire accepter. »
Pour Nathalie Obadia, « ce qui fait la force du marché belge, un peu similaire à celui de l’Allemagne, c’est le “Mittelstand”, le maillage dans tout le pays de PME solides et stables, en grande majorité familiales, ici des brasseries de bière, la confection, la pharmacie, la chimie et les banques. Dans une même famille, plusieurs générations de collectionneurs renouvellent les intérêts entre l’art moderne et contemporain ». Et de poursuivre : « Ces entrepreneurs-collectionneurs sont habitués à voyager dans les pays anglo-saxons et en Asie, ce qui leur a permis de constituer de grandes collections d’art international : [Francis] Bacon, [Andy] Warhol, [Takashi] Murakami, ou des artistes chinois contemporains. » Plusieurs facteurs ont par ailleurs encouragé le collectionnisme en Belgique, dont les prix de l’immobilier plus doux qu’en France, autorisant à disposer de grands espaces ; ainsi que l’absence de taxe sur la plus-value lors de la revente des œuvres... Mais une menace plane sur cet équilibre, le projet du ministère des Finances d’appliquer le taux de TVA de 21 % aux œuvres d’art, en supprimant le « régime de la marge », pour harmoniser la TVA dans l’Union européenne. Or, face à la concurrence à l’achat, la France, confrontée aux mêmes enjeux, a récemment adopté un taux de 5,5 %. « Ce projet pourrait signer, à terme, l’arrêt de mort de plusieurs foires d’art organisées en Belgique, dont la Brafa, mais aussi Art Brussels, Affordable Art Fair ou Art Antwerp », s’est alarmé, en mars 2024, dans La Libre Belgique, Patrick Mestdagh, le président de la Rocad, la chambre royale des antiquaires et marchands d’art. Affaire à suivre.