« Nous conservons la deuxième collection française de dessins de Claude Lorrain [après celle du musée du Louvre, à Paris], douze feuilles au total, mais elle n’est de fait pas présentée... Cette exposition était indispensable pour que les visiteurs réalisent combien Claude Lorrain était l’un des artistes phares du duc d’Aumale qui a toujours échoué à acheter l’une de ses peintures. En 1865, il tenta, en vain, d’acquérir le tableau, aujourd’hui conservé à la Gemäldegalerie [à Berlin], et se consola avec quatre gravures d’interprétation, à taille presque réelle, que nous venons de redécouvrir dans les réserves... preuve s’il en faut de l’importance de Claude Lorrain dans son musée idéal...», affirme Baptiste Roelly.
Le conservateur au musée Condé, abrité dans le château de Chantilly, n’a pas ménagé ses efforts pour concevoir une exposition aussi riche que novatrice sur Claude Lorrain (1600-1682). Celle-ci réunit cinquante œuvres graphiques empruntées tant aux musées français – le musée des beaux-arts et d’archéologie de Besançon, le musée Tavet-Delacour, à Pontoise, le musée du Grand Siècle, à Saint-Cloud, et la Fondation Custodia, à Paris – qu’à des amateurs français et américains. Si Martin Roethlisberger, l’auteur du catalogue raisonné de l’œuvre dessiné de Claude Lorrain, a disparu en mars 2020, Baptiste Roelly a bénéficié du regard avisé de Carel Van Tuyll, éminent historien d’art spécialiste du dessin, à propos des collections de Chantilly, et réalisé un certain nombre de rencontres fructueuses lors de séjours d’étude, et ce, grâce au soutien d’Alice Goldet, bienfaitrice des musées français.
Retour aux sources
Transmettre une certaine idée d’un artiste aussi énigmatique que Claude Lorrain nécessitait de se pencher sur les sources écrites à partir desquelles, génération après génération, les historiens d’art ont appréhendé son œuvre. Dans le catalogue de l’exposition, le commissaire propose de découvrir, par le biais de deux traductions inédites, les « vies » de l’artiste contées par les deux biographes qui eurent l’occasion de le côtoyer.
Joachim von Sandrart, dont Baptiste Roelly a traduit lui-même le texte, rencontre un jeune Claude Lorrain, à l’orée de ses recherches. Évoquant une des œuvres dont celui-ci lui avait fait présent, il mentionne son souci de vraisemblance du paysage : « Le soleil joue si bien avec la proportion des plans qu’il illumine l’herbe, les broussailles et les arbres, presque aussi véritablement dans la vie. La lumière et les ombres naturelles sont parfaitement réparties par la réflexion – c’est-à- dire que leurs distances sont mesurées en fonction de leur emplacement et paraissent aussi correctes que dans la vie même. »
Filippo Baldinucci, autre biographe traduit par Catherine Monbeig Goguel, découvre bien plus tard le peintre chéri des princes, lui reconnaissant un sens aigu de l’illusion : « Il faut donc savoir que notre artiste sut mieux que quiconque imiter de manière naturelle les accidents qu’occasionnent les vues du soleil au moment du lever et du coucher, surtout sur les eaux de la mer et des fleuves. On ne saurait décrire ce que l’on peut voir dans ces œuvres qui dépassent l’imagination, et rien n’est plus satisfaisant que sa manière élégante de rendre les feuillages, de composer avec tant d’harmonie les plans, les montagnes, les bâtisses et les nobles constructions, les ports, les architectures les plus diverses. »
Traverser les multiples vies de Claude Lorrain est à la fois ludique et précieux... Baptiste Roelly s’est attaché à présenter un parcours appréciant la dualité d’approche du maître, à travers des sections aux titres pleins de poésie : « Les formes de lumière », « Expérimenter dans la Rome baroque », « Atmosphères aquatiques », « Le lieu et l’action à l’infini »...
Le paysage et ses envers
Dans quelques années, l’apport des études environnementales à l’histoire de l’art semblera une évidence. En invitant la chercheuse australienne Lisa Beaven à se pencher sur les dessins, le musée Condé fait ici figure de pionnier en France. L’historienne tente d’aller au-delà de la simple identification de la « campagne romaine » en retrouvant la topographie exacte de plusieurs sites. Elle propose aussi de considérer ces œuvres comme des documents sur la nature romaine et ses mouvements, l’état naturel des vallées, jardins, forêts ou marais qui environnent la Ville éternelle.
« Retournant dessiner à de multiples reprises sur les mêmes sites au cours de sa carrière longue de plus de cinquante ans, insiste Baptiste Roelly, Claude Lorrain fixe l’état d’un site à un instant T et enregistre ses différentes altérations au cours du temps. Certains arbres apparaissent ou disparaissent à un même emplacement, les berges du Tibre voient leur végétation varier et l’ampleur du fleuve lui-même se modifie au rythme de ses crues, des saisons et du temps qui passe. »
Ce qui est vrai de Claude Lorrain le sera peut-être un jour de nombre de paysagistes, d’autant plus que ces études inédites ne sont pas sans heurts pour nos certitudes supposées, selon le conservateur : « Victime collatérale de cette nouvelle approche en histoire de l’art, la croyance selon laquelle la campagne romaine aurait offert à ses voyageurs des promenades idylliques s’effondre. La malaria [une forme de paludisme mortel causée par les piqûres de moustiques] y règne durant les mois les plus chauds de l’année, provoque sa dépopulation et convertit ses bosquets en repaires de brigands. Les bergers et bouviers ne s’y rendent que durant les mois les plus froids de l’année avec leur troupeau, et Claude Lorrain dut faire de même. Contrairement à ce que ses lavis dorés et chauds peuvent trompeusement suggérer, il dut lui aussi surtout travailler en extérieur dans le froid et en s’exposant à des menaces réelles pour sa santé ou sa sécurité. »
Le dernier cadeau que vient de s’offrir le musée Condé au Salon du dessin, chez Eric Coatalem, représente une scène de brigandage dans un paysage et développe le registre des risques ou des menaces auxquelles le peintre dut faire face. Ce collage, où sont réunis un fragment d’eau-forte et deux gribouillages prolongeant la composition, est une œuvre rarissime, puisqu’il n’existait aucun dessin de l’artiste en lien avec la gravure. Le musée Condé, qui a multiplié les acquisitions à la Tefaf Maastricht cette année, est décidément très en mouvement.
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« Claude Lorrain. Dessins et eaux-fortes », 2 mars - 19 mai 2024, musée Condé, château de Chantilly, 60500 Chantilly.