C’est une exposition comme une partition musicale, un déploiement de rythmes, de tonalités, de formes. La commissaire Caroline Bourgeois formule ainsi son principe d’accrochage : « À la manière des recouvrements et des superpositions de strates qui composent les tableaux, l’exposition prend forme dans les correspondances qui s’établissent au fil des années et des œuvres. »
Pour cette rétrospective chorale – « Ensemble » –, Julie Mehretu a œuvré en étroit dialogue avec sept artistes. La visite commence et est ponctuée à plusieurs reprises par une série de peintures intitulées Among the Multitude. « Depuis trois ans et demi, nous avons travaillé pour créer un rythme, jouer de la façon dont les espaces du Palazzo Grassi s’ouvrent et se ferment, avec des crescendos et des decrescendos, des zones plus méditatives, d’autres vibrantes, comme des cryptes ou baignées de lumière », explique l’artiste.
Un paysage sublime et tragique
L’exposition livre une vision de l’œuvre de Julie Mehretu depuis 2001 : trois temps principaux dans sa production, qui résonnent d’une salle à l’autre, loin de toute chronologie. Il faut être averti pour en avoir d’emblée une perception précise, mais le nombre des peintures présentées permet au regard de se former dans le temps de la visite. Ses premières sont reconnaissables par la présence d’architectures de transit comme des aéroports, dont les lignes dessinées créent des réseaux qui semblent déborder de leurs cadres. Les suivantes se caractérisent par leurs teintes en grisailles, et par la façon dont elle travaille ses compositions en dizaines de couches sédimentées sur des photographies d’actualité – l’assaut du Capitole (Washington, États-Unis, janvier 2021) ou la guerre en Ukraine (depuis février 2022), par exemple, qui ressortent par bribes comme des fantômes.
Une chronologie très personnelle, publiée dans le catalogue 1*, témoigne de sa sensibilité viscérale à l’état du monde. Des «marques», comme elle les définit, surgissent ici et là comme autant de signes qui évoquent à la fois les peintures rupestres et des morceaux de corps. L’histoire de l’art est très présente : un tableau est directement inspiré de La Conversion de saint Paul sur le chemin de Damas (vers 1600 - 1604) de Caravage, conservé à Santa Maria del Popolo, à Rome, où son père enseignait lorsqu’elle était jeune, et où elle a passé plusieurs étés. Louise Bourgeois, Cy Twombly et Philip Guston lui prêtent de même quelques formes.
Deux nouvelles séries sont aussi montrées. Les premières sont réalisées sur des fonds noirs. L’envie lui en est venue lors d’un voyage familial américain : des rochers rouges sur lesquels des traces blanches apparaissaient, fruits de sédimentations anciennes. La visite d’une chapelle en Grèce, aux murs noircis, dont émergeaient à peine quelques fragments de peintures, l’a confirmée dans cette direction. Et puis c’est un hasard qui l’a conduite à utiliser une « encre magique », d’une teinte violet-argenté, qui vibre en fonction de l’orientation selon laquelle on la regarde, et qui invite les visiteurs à se mouvoir devant les œuvres.
Sa série la plus récente, les TRANSpaintings, appelle pareillement à la déambulation. Elles sont dressées dans l’espace grâce aux cadres de la plasticienne Nairy Baghramian, inspirés des scénographies de l’architecte Lina Bo Bardi, contraignantes, presque torturantes par leur caractère métallique. À ce dernier étage du Palazzo Grassi, lorsque le jour tombe, les rideaux sont relevés, et le soleil couchant résonne avec les violets et les oranges des peintures pour composer un paysage sublime, tragique et éblouissant. Ces œuvres sont réalisées sur des supports translucides à partir de photographies des guerres contemporaines les plus violentes. Les visiteurs qui tournent autour apparaissent comme des ombres, ou des fantômes, et entrent littéralement dans la composition – à moins que ce ne soient les peintures qui deviennent des êtres animés.
Collaborations artistiques et amicales
L’invitation faite à d’autres artistes proches de Julie Mehretu s’est imposée très tôt dans le projet, et donne lieu à des résonances inattendues entre ces œuvres. « Beaucoup d’artistes avec qui j’ai dialogué ces deux dernières décennies et demie ont fait l’expérience d’être déplacés ou ont choisi l’immigration. C’est quelque chose que nous avons en commun », écrit Julie Mehretu dans le catalogue. Elle-même est originaire d’Éthiopie, Nairy Baghramian d’Iran, Huma Bhabha du Pakistan, Paul Pfeiffer des États-Unis, d’Hawaï et des Philippines.
Comme le souligne Caroline Bourgeois, « David Hammons a complètement “chamboulé” les manières de considérer sa propre culture noire américaine en montrant que ce que l’on trouve dans la rue peut devenir objet de désir ». Julie Mehretu raconte sa fascination pour cet artiste, pour le Body Print qu’elle possède, et pour les Tarp Paintings qui disent tant de la fragilité du monde. Faites de rebuts de la société, les sculptures de Huma Bhabha semblent surgir des peintures de Julie Mehretu, debout, de face ou de dos.
Avec d’autres de ses invités, Julie Mehretu a déjà collaboré. Paul Pfeiffer est parmi les fondateurs de la résidence pour artistes qu’elle a créée dans les Catskills (État de New York). Leur amitié remonte aux préparatifs de la première exposition de Julie Mehretu en 1999. Elle s’est rapprochée de Nairy Baghramian à l’occasion de la Biennale de Venise assurée par Ralph Rugoff, qui les avait exposées dans la même salle. Les corps allongés et déconstruits de Nairy Baghramian évoquent un voyageur de Caspar David Friedrich qui contemplerait un paysage de catastrophe devant les peintures de Julie Mehretu, tandis que d’autres corps semblent suspendus à des crocs de boucher, image de violences insoutenables. Et pourtant, une humanité émane de ces œuvres, dont les titres en français jouent avec les sons et les sens.
Tacita Dean, amie de longue date de Julie Mehretu, l’a filmée dans l’intimité de l’atelier pendant qu’elle réalisait son Mural pour Goldman Sachs et, dans un autre film, en train de parler de l’art et de la vie avec Luchita Hurtado, la mère de Matt Mullican. Les échanges avec la poétesse Robin Coste Lewis, que Julie Mehretu a connue dans les années 1990, ont repris à la faveur d’une collaboration qui a été présentée à la galerie Marian Goodman à Paris en 2022 – son œuvre visuelle et sonore, Intimacy, est présente dans une salle à part. Julie Mehretu conserve enfin une grande complicité artistique avec Jessica Rankin, avec qui elle a été mariée et a eu ses enfants. L’utilisation du fil se mêle de plus en plus chez cette artiste à celle de la peinture, les tranches de ses tableaux sont parfois ornées de mots brodés. L’exposition « Ensemble » livre à la fois un portrait par touches de Julie Mehretu, et la vision d’un monde cauchemardesque dans lequel un futur apparaît possible dans la mesure de l’amitié et du regard sur l’autre.
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1* Hilton Als, Caroline Bourgeois, Patricia Falguières, Julie Mehretu et Jason Moran, Julie Mehretu. Ensemble, Venise, Marsilio Arte, 2024, 448 pages, 52 euros.
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« Julie Mehretu. Ensemble », 17 mars 2024-6 janvier 2025, Palazzo Grassi, CampoSan Samuele 3231, Venise, Italie.