Dans un monde aujourd’hui fracturé par les conflits, détérioré par l’exploitation des ressources, sinon des êtres humains, et en proie à la crise climatique, l’architecture peut-elle être une « force réparatrice » ? C’est la problématique de l’exposition « La Grande Réparation » au Pavillon de l’Arsenal, à Paris, co-organisée par l’Akademie der Künste, à Berlin, l’École polytechnique fédérale de Zurich et l’université du Luxembourg, lesquelles ont réunit vingt-quatre projets d’agences ou d’artistes internationaux esquissant une sorte de « catalogue des pratiques » à travers dessins originaux, objets, outils, maquettes, prototypes, photographies, films et installations. « Réparer signifie ramener le monde “à l’équilibre”, comme l’a écrit l’Autrichien Wilfried Lipp, théoricien de la préservation du patrimoine, dans son essai fondateur Rettung von Geschichte für die Reparaturgesellschaft im 21. Jahrhundert [Sauvegarder l’histoire pour la société de réparation du XXIe siècle], explique Florian Hertweck, architecte, professeur à l’université du Luxembourg, à Esch-sur-Alzette, et co-commissaire de l’exposition. Dès 1993, à la place de “société de consommation”, il invente ce terme de “société de réparation” comme nouveau principe directeur sociétal. Pour penser le changement climatique et la baisse des ressources, notre objectif était d’explorer en quoi l’architecture pouvait solutionner la transition, et ce, autour de trois axes : la réparation est à la fois transformative, régénérative et prospective. Mais entendons-nous bien, ce titre “Grande Réparation” flirte, en réalité, avec l’oxymoron, car il s’agit moins d’“opérations d’envergure” que d’une kyrielle d’“actions interstitielles et locales”. »
Prendre soin collectivement
À commencer par des « petits gestes», tels ceux édictés par l’artiste Mierle Laderman Ukeles en 1969 dans son son Manifesto for Maintenance Art (manifeste pour un art de l’entretien), instillant que cette activité est une œuvre d’art. En 1977, comme le montre une vidéo, elle intègre même la voirie de New York en tant qu’artiste en résidence pour réaliser, une année durant, la performance Touch Sanitation, pendant laquelle elle serre la main de chacun des 8 500 employés dudit service, en prononçant ces mots : « Merci de garder New York en vie. » La réparation commence avec le respect de celles et ceux qui prennent soin de la cité. Dans cette même ville, en 1982, l’artiste Ágnes Dénes s’approprie une friche urbaine à Battery Park (au sud de l’île de Manhattan) et y plante 1 hectare de blé (Wheatfield – A Confrontation), une pique à la bourse de Wall Street sise à deux pas, centre du capitalisme financier mondial où ladite céréale se négocie sous forme de marchandise abstraite.
La réparation se traduit parfois au sens propre. C’est ce que fait la firme allemande Brenne Architekten qui, depuis les années 1970, a rassemblé quelque 12 000 échantillons de matériaux prélevés sur des ouvrages modernistes – éclats de bois peint, éléments de construction intacts, grilles de ventilation, briques vitrifiées, linoléums... – afin de faciliter l’étude détaillée de la conception originelle d’un bâtiment existant, condition préalable à toute restauration. Une vitrine d’objets et d’échantillons ainsi que des diapositives racontent la remise en état, dans les années 1990, des couleurs expressives de la cité-jardin Falkenberg de Bruno Taut, construite à Grünau, au sud de Berlin, entre 1913 et 1916, et surnommée Tuschkastensiedlung (cité boîte de peinture).
À Zurich, l’École polytechnique fédérale, partenaire de l’exposition, n’a pas hésité à analyser l’un de ses propres bâtiments, un édifice high-tech des années 1990, ici représenté par une maquette. Grâce à la technique de l’impression 3D, il est possible, en cas de défaillance d’un seul élément, de produire une pièce de substitution en poudre de métal, alternative rapide et à moindre coût au remplacement prématuré de l’ensemble de la façade. À Djenné, au Mali, se déroule, chaque printemps, à la grande mosquée, mais aussi dans les 2 000 maisons du quartier historique alentour, le «jour du crépissage» – Djenné, dont le photographe néerlandais Bas Princen livre ici de splendides clichés –, autrement dit un « acte d’entretien collectif » auquel se plie la population, pendant lequel un nouveau revêtement de terre est appliqué, afin de prévenir la future saison des pluies.
Penser les matériaux dans le temps
Un chiffre fait froid dans le dos : chaque année, selon une étude de la revue anglaise Nature parue en 2020, 30 milliards de tonnes de béton sont utilisées à travers le monde. Pis, dans moins de deux décennies, la masse totale présente sur notre planète sera supérieure à celle de tous les êtres vivants réunis. L’installation imaginée par le trio anglais Thema fustige le « lourd » – au sens propre comme au figuré – héritage de ce « matériau le plus aimé des architectes » qui recouvre la planète depuis l’essor de la construction après la Seconde Guerre mondiale. À elle seule, la production de ciment contribue à 8 % des émissions globales de dioxyde de carbone. Contrairement à ce que prétendait la propagande moderniste, le béton n’est pas durable, et sa conservation demeure une question pressante.
L’agence Limbo Accra (Ghana) documente, à travers le continent africain, des constructions inachevées – la Beach Towers (Accra, Ghana), l’immeuble du Nigeria Social Insurance Trust Fund (Lagos, Nigeria), le palais Ndiouga Bébé (Touba, Sénégal)... –, et aspire à les revitaliser. En ces temps d’urgence écologique et sociale, détruire pour reconstruire a de moins en moins lieu d’être.
Au Japon, où le cycle de l’architecture dépasse rarement trente ans, une nouvelle génération d’architectes ayant amorcé sa carrière après le séisme du Tohoku en 2011 s’active pour mettre en échec cette obsolescence programmée des bâtiments. Ainsi Fuminori Nousaku et Mio Tsuneyama se sont-ils installés depuis 2017 dans une maison du quartier de Shinagawa, à Tokyo, dont ils ont fait leur sujet d’étude, la rénovant tout en y habitant et y travaillant.
Le collectif londonien Assemble propose de s’affranchir des grandes chaînes d’approvisionnement planétaires du secteur de la construction, dont « la longueur et l’opacité dissimulent les conséquences environnementales » pour privilégier les réseaux locaux de production. Avec les étudiants de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, en Suisse, il œuvre depuis 2022, dans le village vaudois de Burtigny, à la construction en bois, en autonomie complète, grâce à un domaine forestier dont l’État fédéral s’est délaissé.
Après de nombreux entretiens – avec des architectes, des urbanistes ou des entrepreneurs –, la théoricienne française Charlotte Malterre-Barthes a instauré en 2021 un moratoire mondial sur les nouvelles constructions, militant pour « une pause obligatoire qui permettrait à la discipline de se réorienter ». «À quoi l’architecture ressemblerait-elle, s’interroge-t-elle, si celle-ci était consciente de ses conséquences sur la biodiversité et le climat, si elle travaillait avec le bâti existant au lieu de construire sans cesse à neuf, si elle considérait les conséquences sociales comme étant plus importantes que le gain financier ? » Même son de cloche à Bordeaux où le duo Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, convié en 1996 par la municipalité à réaménager la place Léon-Aucoc, n’a préconisé en fin de compte aucuns travaux, le lieu fonctionnant déjà bien en tant que tel, mais a suggéré de réaffecter ce budget « embellissement » à un nettoyage plus régulier, un changement du gravier et une réduction de la circulation automobile.
« Le concept de “réparation” ne vise pas à reconstruire un état originel idéal, mais à imaginer une transformation régénératrice vers un état meilleur, résume Florian Hertweck. Ce “contre-récit” se concentre sur la capacité humaine à repenser nos relations au sein de l’environnement social et naturel, en mettant l’accent sur le soin, l’entretien et la réparation comme stratégies d’actions clés. » Les projets et réalisations montrés dans l’exposition font que ladite réparation devient tangible en tant que nouveau paradigme de conception.
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« La Grande Réparation », 7 mars-5 mai 2024, Pavillon de l’Arsenal, 21, boulevard Morland, 75004 Paris.