À la fin du XVIIe siècle, l’Europe a commencé à ne plus seulement voir en la Chine le pays de l’épopée de Marco Polo. Avec l’exportation croissante des produits de prestige – notamment la porcelaine – à destination de l’ouest, et des instruments scientifiques et des idées en direction de l’est, les deux civilisations se sont rapprochées tout en restant concurrentes l’une de l’autre. Cette période de rivalité, que l’on pourrait qualifier de respectueuse, a donné naissance à un âge d’or de la collection : la cour royale française de Versailles, alors la plus faste d’Europe, et son homologue chinoise, la cour impériale de la Cité interdite de Pékin, acquéraient, commandaient ou accueillaient tout simplement le meilleur des deux mondes.
Aujourd’hui, les pièces de ces deux collections sont réunies pour une exposition à la Cité interdite de Pékin, révélant un grand nombre de croisements et de chevauchements stylistiques, ainsi qu’un amour commun pour le luxe. Couvrant à peu près le siècle qui a précédé la Révolution française de 1789 et qui a coïncidé avec l’apogée de la dynastie chinoise des Qing (1636-1912), l’exposition « La Cité interdite et le château de Versailles : Les échanges entre la Chine et la France aux XVIIe et XVIIIe siècles » évoque, à travers quelque 200 objets et œuvres d’art, ces deux centres de pouvoirs. Inaugurée le 30 mars 2024 en présence de Christophe Leribault, nouveau président de l’Établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles, la manifestation s’inscrit dans le cadre du 60e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre la France et la Chine par le général de Gaulle, le 27 janvier 1964, et de l’Année franco-chinoise du tourisme culturel.
La nouvelle exposition chinoise, qui est présentée dans la salle dite « de la brillance littéraire » de la Cité interdite, datant d’il y a plusieurs siècles, fait suite à celle de 2014 à Versailles, « La Chine à Versailles : Art et diplomatie au XVIIIe siècle », qui ne comprenait que des œuvres provenant de collections françaises. Initialement prévue pour 2020, puis reportée en raison de la pandémie, cette nouvelle exposition inclut des œuvres françaises acquises récemment, comme un service en porcelaine commandé pour Louis XV, mais produit en Chine. Portant les armoiries de la royauté française, il a été réalisé vers 1730.
Le plus illustre ancêtre et arrière-grand-père de Louis XV, Louis XIV, et l’homologue chinois du Roi Soleil, l’empereur Kangxi (1654-1722), sont les saints patrons de cette exposition. C’est Louis XIV qui a établi les relations diplomatiques de la dynastie des Bourbons avec la Chine en 1685, lorsque ses émissaires jésuites et mathématiciens ont réussi à gagner la faveur de l’empereur Kangxi. L’exposition associe le tableau Louis XIV avec instruments de musique, fleurs et fruits (vers 1672), de Jean Garnier, au Portrait de l’empereur Kangxi en habit de cour, non daté, de l’époque des Qing, provenant du Musée du Palais.
La vénération durable des monarques français pour leurs homologues chinois est rappelée dans une œuvre de fusion, Plaque représentant l’empereur de Chine, dans laquelle Charles-Éloi Asselin, peintre à la Manufacture de porcelaine de Sèvres, a représenté le successeur de Kangxi, l’empereur Qianlong, sur de la porcelaine dure. Réalisé d’après un dessin d’un jésuite italien à la cour de Chine, le portrait, datant d’environ 1776, est présenté dans un cadre en bois doré orné de motifs chinois. Son importance fut telle à la cour de Louis XVI qu’elle lui valut d’être exposé dans les appartements privés du roi à Versailles.
Ce savant mélange d’Orient et d’Occident se retrouve dans plusieurs objets. Une horloge en laque noire du XVIIe siècle, incrustée de plaques de cuivre, a été fabriquée en France sous le règne de Louis XIV. Elle a ensuite été acheminée en Chine, où des restaurateurs du XIXe siècle ont remplacé la marqueterie d’écaille d’origine par des laques de style chinois. Marie-Laure de Rochebrune, conservatrice au château de Versailles et co-commissaire de l’exposition avec Guo Fuxiang, conservateur au Musée du Palais, qualifie cette combinaison de « très intéressante et très drôle ».
Spécialiste de la porcelaine, Marie-Laure de Rochebrune a elle-même été trompée par une autre œuvre de fusion : une théière des années 1780 fabriquée en France pour l’empereur Qianlong par Joseph Coteau, le célèbre émailleur français, et aujourd’hui conservée dans les collections du Musée du Palais. Décoré de chrysanthèmes de style chinois, l’objet a été fabriqué selon une technique d’émail-glaçure translucide inaugurée en France et imitée ensuite en Chine. « Lorsque je l’ai vu pour la première fois, j’ai pensé qu’il s’agissait d’un objet chinois », explique la conservatrice.
Les savoir-faire français et chinois se conjuguent également dans une montre de poche du Musée du Palais. Cette pièce du XVIIe siècle, fabriquée dans l’atelier parisien Thuret, a très probablement été offerte à l’empereur Kangxi par Louis XIV, dont le portrait figure au dos du boîtier en cuivre doré. Bien que français à l’extérieur, l’intérieur est orné d’un dragon plaqué or qui a été inséré en Chine pour protéger le ressort de la montre.
Aujourd’hui, la France et la Chine poursuivent ainsi leur diplomatie culturelle. L’exposition avait été officiellement confirmée au printemps 2023 lors de la visite d’État du président Emmanuel Macron en Chine. L’alliance de la politique et de la culture lors de cette visite peut avoir eu d’autres retombées, explique J.P. Singh, professeur d’économie politique à l’université George Mason de Virginie et rédacteur en chef de la revue Global Perspectives. Selon lui, la mise en lumière dans cette exposition d’une tradition commune du luxe n’évoque pas seulement l’histoire culturelle des deux pays, mais rappelle à la Chine le statut actuel de la France en tant que principal pays exportateur d’articles de luxe, des vêtements aux parfums. « Les produits de luxe sont également une forme de biens culturels », conclut-il.
« La Cité interdite et le château de Versailles : Les échanges entre la Chine et la France aux XVIIe et XVIIIe siècles », du 1er avril au 30 juin 2024, Cité interdite, Pékin, Chine.