Quelle est l’origine de ce projet ? Ce n’est pas la première fois que vous travaillez pour la scène…
J’ai fait le décor et la scénographie pour Retour à Berratham pour le Ballet Preljocaj en 2015. La première avait eu lieu le 17 juillet 2015 dans la Cour d’honneur du Palais des papes lors du Festival d’Avignon. Aviel Cahn l’avait vu tout comme les Christ que j’avais présentés au musée Unterlinden à Colmar. C’est ainsi qu’il m’a invité pour Saint François d’Assise, l’une des éminentes œuvres du siècle dernier, avec une exigence hors norme, colossale, titanesque. Entre le chœur et l’orchestre, l’opéra normalement implique 260 personnes. Ce qui est intéressant avec Olivier Messiaen, c’est qu’il était sûrement sensible aux tableaux. Ce spectacle comprend 8 tableaux et 3 actes. Il n’a pas dit « 8 scènes ». Il les a appelées des « tableaux ». Sans doute parce qu’Olivier Messiaen, comme moi, avons visité le Louvre, où est conservée une œuvre magistrale de Giotto, comportant dans sa prédelle La Prédication de saint François aux oiseaux.
Avez-vous immédiatement accepté cette invitation ?
Aviel Cahn m’a donné du temps, il est revenu vers moi. Il pensait que j’étais en mesure de faire quelque chose de juste. Ce qui était important pour lui, c’était d’inviter un artiste qui n’a pas une culture catholique. J’ai bien sûr une sensibilité à la religion catholique, au christianisme, en tant qu’artiste libre, mais je n’ai pas été imprégné par cette tradition. Je ne viens pas d’une famille catholique, au contraire de mon épouse Julie. C’était son propos, son argument, il voulait un artiste qui fait du dessin, de l’installation, de la vidéo, pour accompagner cette œuvre si riche et si puissante, comprenant beaucoup de références à la nature, aux cercles chromatiques, aux tableaux, aux textes anciens. Le livret d’Olivier Messiaen est extrêmement intelligent, juste et très beau. Il avait une culture catholique extraordinaire, comme un théologien. Le premier dessin que j’ai fait, c’était en 2017. L’opéra commence par « J’ai peur, j’ai peur, sur la route » de Frère Léon, et cela m’a marqué. J’ai commencé à écouter l’opéra, sérieusement, régulièrement, parce que je n’étais pas très familier de Messiaen, à l’inverse d’autres compositeurs comme Mahler ou Bruckner. J’ai découvert l’intensité, la force inouïe, magnifique, très riche, de ses œuvres, avec des motifs exceptionnels.
Vous vous êtes imprégné de cet opéra d’Olivier Messiaen pour ensuite en concevoir à la fois le décor, les costumes, la scénographie, des vidéos. Comment s’articule la mise en scène ?
J’ai fait une sorte de mille plateaux, un peu à la Deleuze. J’en ai fait un venant du Maroc, qui me fait penser à ma grand-mère, un autre avec des motifs de la judaïté, et on retrouve aussi la croix. Des trois religions monothéistes, il y en a une qui est à l’origine du monothéisme, c’est la judaïté. Je parle de cela dans des vidéos qui intègrent le plateau. Je montre aussi le prêche aux oiseaux.
Le décor change-t-il entre les différents tableaux ?
Oui, il change tout le temps. Saint François s’attache à l’infiniment petit, à ce qui est humble, à la modestie. C’est pourquoi il attire l’attention sur toutes ces choses. On peut considérer que saint François, dans la société, est une sorte de hippie.
Il se tourne vers la pauvreté, il est proche d’un art pauvre.
Oui, mais avec des idées très riches. Il a une très grande générosité, dans le don à l’autre. Il a inventé l’ange musicien, l’ange voyageur, celui qui rapporte les nouvelles, qui peut nous prévenir sur la prédestination, un concept catholique très chargé, très significatif. Olivier Messiaen l’insère d’une façon extraordinaire et très habile, parce qu’il a une grande culture du christianisme et surtout du catholicisme. Et puis, dans le prêche aux oiseaux, c’est aussi la langue de Dieu. Comme Olivier Messiaen était très catholique lui-même, sa musique est aussi profondément mystique, tout comme cette œuvre. Mais avec beaucoup de douceur et de richesse.
Comment vos décors répondent-ils justement à ce mysticisme, esthétiquement ?
J’essaie d’introduire des références autobiographiques dans mes décors, pour chaque tableau. On peut y trouver des choses qui sont liées à mon travail avec les animaux, j’ai plutôt parlé de ce qu’on leur inflige, presque jusqu’à l’extermination, sans parler de ce que l’on fait dans les laboratoires, les tests sur les souris ou les singes. L’homme est l’animal le plus féroce de tous les animaux. Je respecte les textes d’Olivier Messiaen, mais j’avais une carte blanche pour proposer ma propre vision.
Vous ajoutez des niveaux de sens.
Oui, des choses autobiographiques tout en respectant ses indications, sans perturber de façon gratuite son opéra. C’est une musique extrêmement riche et contemporaine, et en même temps éternelle. Mais ses références picturales ou de la société sont issues du Moyen-Âge. Je m’inspire de mon côté du monde digital, technologique, des éléments, des motifs que l’on trouve aujourd’hui.
Cela se concrétise par exemple dans les costumes, avec des éléments issus d’ordinateur, de téléphone, de circuits imprimés. Et là effectivement, on est loin esthétiquement de ce que l’on peut imaginer de saint François d’Assise.
Je me suis aussi inspiré des sans domicile fixes (SDF), des sans-papiers aussi, ils ont toujours avec eux des sacs-poubelles contenant ce qui est le plus précieux pour eux, quelques papiers peut-être, peut-être pas du tout, des photos et des souvenirs de la famille, ou de leurs amis. Ils fuient la mort. Ce sont des éléments qui s’imposent aujourd’hui dans notre quotidien, et auxquels nous restons indifférents, parce que cela ne nous perturbe plus. On sort d’une gare, on traverse chaque quartier, par exemple à Paris, à Genève ou à Milan, et on voit tous ces hommes qui passent la nuit dehors dans le froid. Nous nous sommes habitués à la souffrance des autres, mais sans agir, sans rien faire, cela fait partie de notre quotidien, de notre vie. En même temps, je me suis inspiré des troubadours, des maîtres en Inde, qui voyagent d’un village à l’autre, qui n’ont rien, qui marchent et marchent et marchent, et ne s’arrêtent jamais.
Parmi les personnages, quels costumes avez-vous faits ?
J’ai fait neuf costumes, ceux des chanteurs, le contralto, la soprano – la seule femme. Je les ai tous dessinés.
C’est un projet qui a mis sept ans à se concrétiser, puisqu’il a commencé en 2017. Qu’est-ce qui a évolué dans les décors, dans les costumes ?
J’ai pris en compte le Covid, j’ai considéré aussi la guerre en Ukraine. On va les ressentir, mais d’une façon subtile. Je ne suis pas un artiste direct, je joue avec les sons et la nuance surtout. Il faut de la nuance dans notre temps.
Est-ce que ce « Saint François d’Assise » vous a donné envie de travailler sur d’autres spectacles de ce type ?
Je ne sais pas, je ne ferai pas une carrière de metteur en scène. C’est un langage institutionnel de nommer les gens metteur en scène, dramaturge, costumier. Quand on est artiste, on ne pense pas comme cela, on pense le tout dans le tout.
Quels sont vos futurs projets d’expositions ?
Mon exposition en Israël, au musée d’art de Tel Aviv, a été reportée en septembre 2025.
Saint François d’Assise, Opéra d’Olivier Messiaen, les 11, 16, 18 avril 2024 à 18 heures, le 14 avril 2024 à 15 heures, Grand Théâtre de Genève, Boulevard du Théâtre 11, 1204 Genève, Suisse