J’aurais pu choisir bien d’autres œuvres de Fernand Léger [1881-1955], mais Les Loisirs – Hommage à Louis David [1948-1949] est particulièrement proche de nous. Proche de nous, car ce tableau est conservé au Centre Pompidou, à Paris. J’ai l’impression de l’avoir toujours connu, il était déjà exposé dans les anciens bâtiments du musée national d’Art moderne. Il est de ces œuvres qui transcendent les générations. Il ressemble à nos parents, à nos grands-parents. Si je pense à lui aujourd’hui, c’est qu’il a aussi une actualité dans mon travail avec ces personnages ou ces formes qui se tiennent dans la page, qui se projettent vers le spectateur.
« Les loisirs »
Le tableau représente une famille jouissant des plaisirs des congés payés instaurés en 1936 par le Front populaire. Son titre est très affirmatif, avec l’article « les » – on trouve cette même affirmation dans le titre d’une autre toile importante de cette période, La Grande Julie [1945]. L’œuvre fait référence au néoclassicisme et à la Révolution française, comme l’indique la mention « Hommage à Louis David » inscrite au premier plan, sur une feuille tenue par le personnage féminin couché. Ce personnage est dans la position du Marat assassiné [1793] de Jacques-Louis David, lequel a traversé une époque décisive de l’histoire de l’Occident. Il a fait le lien entre le XVIIIe siècle et la modernité. Ses peintures les plus emblématiques ont été largement diffusées, elles ont été copiées dans son atelier et reproduites par la gravure. Le Marat a ainsi été copié plusieurs fois. Or, les œuvres de Fernand Léger ont un même dessein, elles sont destinées à un large public.
Les Loisirs racontent également les États-Unis. Durant son exil outre-Atlantique [de 1940 à 1945], Fernand Léger a été très marqué par la décontraction des Américains, les femmes, jambes nues, en short coloré, les pieds dans l’herbe. À son retour, il a voulu représenter ces belles filles et ces beaux gars à vélo qu’il avait vus. Pour moi, cette image est très érotique. Mes premiers émois d’enfant au musée ont été provoqués par ce genre de tableau. Et en même temps, ces corps et ces visages, avec ces nez droits, ont quelque chose de la Grèce antique et de la peinture néoclassique. Les pieds, les doigts, les mains ! Fernand Léger les peint en quantité industrielle, de même que [Nicolas] Poussin ou [Jacques-Louis] David avant lui. Il peint ces motifs comme il peint les vélos, les branches, etc. Et puis ces visages sont des autoportraits : quand on voit la tête de Fernand Léger, ses traits de « paysan normand »… Il cerne les formes, les affirme par le cerne – grande réinvention du XXe siècle ! Il faut remonter au vase grec ou au vitrail pour rencontrer cette puissance du dessin qui se projette. Chez Fernand Léger, même les œuvres de sa période Cercle et Carré 2* – il n’y en a pas tant que cela – ne sont pas franchement abstraites. Elles montrent des rues, des immeubles, des personnages. De toute façon, il fait principalement des figures, des figures humaines, y compris lorsqu’il peint des arbres, des clés, des vélos, des nuages – c’est à-dire des motifs qui nous appartiennent, qu’on a au bout des mains, qu’on peut voir chaque jour. Tout cela constitue l’humanité de ses tableaux; et contribue à son ambition de faire un art compréhensible de tous.
Affleurements
Pour revenir à la question de l’abstraction, il y a un effet d’entassement formel chez Fernand Léger. Il a horreur du vide, il y a toujours un « machin » qui traîne. Voyez, en bas, là, à côté de sa signature étonnamment fine, il y a encore un bout de rocher qui surgit, on se demande ce qu’il fait ici! Comme il cerne et il entasse, il faut bien qu’il y ait des choses devant et des choses derrière. Cela crée des affleurements. Le tableau devient alors vertigineux. Regardez la main du fumeur délicatement posée sur le bras gauche de la femme, c’est bouleversant ! L’enfant, avec son costume d’acrobate, est assis sur le vélo – Fernand Léger aime beaucoup ces contrastes entre l’humain et le mécanique. Quand j’étais petit, en voyant ce « gamin » les pieds nus sur le carter, je me disais : « C’est dégoûtant, il est en train de se salir avec le cambouis ». Donc cette figure n’est pas du tout abstraite, elle provoque fortement ! Aujourd’hui, je regarde la chaîne de vélo – Fernand Léger est fou des chaînes qui sont des linéaments plastiques formidables – et le pédalier drôlement placé. En fait, l’enfant n’a pas les pieds sur le dérailleur, mais sur les montants, le dérailleur se situant derrière les rayons. La cigarette du fumeur est, elle aussi, très étrange. C’est une belle « cibiche », tenue bizarrement et dont la fumée se termine dans le nuage. Enfin, le geste d’affection de la petite fille dans les bras de son père, son propre bras démesuré révèlent combien Fernand Léger réfléchit à une fluidité dans les rapports humains. Tout cela est infra-mince, mais prouve qu’il s’agit d’une peinture de figures vivantes, et non d’une peinture d’aplats.
Nombre de mes pièces se réfèrent à l’œuvre de Fernand Léger. C’est le cas, par exemple, de mes Grands Fumeurs [2007, MAC VAL, Vitry-sur-Seine] pour lesquels j’ai pensé également à son Mécanicien [1918] fumant de profil. À l’époque tout le monde fumait ! Le cinéma américain comprend des heures et des heures de filmage de cigarette.
Celle-ci produit un effet spatial, un effet de lumière, une gestuelle. C’est le cas aussi de La Cycliste [2005], placée à la sortie des Galeries royales, en plein centre de Bruxelles. Elle est mon hommage à Fernand Léger. Un pied au sol, elle n’a pas de socle. Elle n’est pas un monument, elle est avec les passants, de manière directe et immédiate. Là où les couleurs sont souvent primaires chez Fernand Léger, son débardeur est rose, le short noir, mais le vélo est bleu et jaune. C’est le cas, encore, de mes Fleurs carnivores [1991 1993, Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, Bordeaux]. Ces sculptures animées évoquent quelque chose que je ressens avec vigueur chez Fernand Léger et dont on ne parle pas assez : la montée des règnes (minéral, végétal, animal-humain) et leur fusion. Plus c’est dessiné, plus la matière est vivante. Les bras et les jambes de Fernand Léger sont vraiment de la chair, ses feuilles sont vraiment de la chlorophylle. Il y a aussi une fausse lourdeur chez lui : ses figures, trompeusement massives, s’élèvent – ses plongeurs par exemple ne tombent pas, ils ne sont pas mortifères, ils sont épiphaniques. Voilà sa grande réussite : faire un art émouvant, accessible et dont la forme vous prenne. Qu’une œuvre d’art se projette, qu’elle puisse avoir quelque chose de très commun, de très partagé, me touche beaucoup.
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1* « Lacan, l’exposition. Quand l’art rencontre la psychanalyse », 31 décembre 2023 - 27 mai 2024, Centre Pompidou-Metz. Lire notre article dans The Art Newspaper Édition française de février 2024.
2* Association d’artistes abstraits fondée en 1929 et active pendant un an.
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alainsechas.com