On entre dans l’exposition « La Société des spectacles » en traversant d’amples pans de tissus colorés : d’épaisses cordes les suspendent et les tiennent écartés, embrasses rudimentaires qui rappellent aussi les gréements, mais qui, surtout, précipitent les visiteurs haut vers les cintres et loin à l’arrière, dans les coulisses… soit là où se machine l’illusion théâtrale, à leur insu et pour leur plus grand émerveillement. Et l’on plonge en effet avec plaisir dans cet espace remodelé par Ulla von Brandenburg (née en 1974 en Allemagne et installée à Paris). Celle-ci tire parti de la configuration difficile des lieux en créant une avant-scène, cet espace intermédiaire en avant du rideau, entre la salle et la scène, où le jeu peut se dérouler comme au milieu du public, lequel y entre, physiquement et par le côté, comme les acteurs, pour se retrouver pris dans un labyrinthe de tentures et de couleurs.
Une expérience du changement et de l'illusion
D’emblée s’impose ce flou que recherche l’artiste et cette transformation qu’opère, par définition, le théâtre (de l’acteur en personnage, de la scène en monde, de la réalité du spectateur en vie imaginaire, de son immobilité physique en voyage sans limite). « J’utilise des tissus, commente l’artiste, pour créer des espaces dans lesquels on peut prétendre se trouver ailleurs, tomber pour ainsi dire dans d’autres mondes. […] Dans un espace où sont suspendus des rideaux, la séparation entre intérieur et extérieur, ou entre différents mondes, devient floue. Et ce flou amène à se demander où l’on est. » Une interrogation renouvelée à chaque passage de seuil, qu’il soit marqué par des rideaux, dont le dos montre la diffusion de la couleur dans la trame du tissu, ou par des variations dans la couleur des murs. Et chaque passage révèle des maquettes, des films (d’Ulla von Brandenburg) ou des peintures (de Farah Atassi), qui sont autant de mises en abyme du dispositif. Les premières évoquent, à échelle réduite, des décors constructivistes, les deuxièmes ont pour fond des tissus vivement colorés et les dernières figurent, encadrées par divers motifs formant des pans relevés de rideaux, des acrobates, des masques, des jambes, des balles… bref, des éléments qui font signe vers le monde du spectacle.
Avant tout, c’est cette expérience du changement et de l’illusion qu’il s’agit ici de faire, en résonance avec ce qui constitue le travail du théâtre, le fondement même de la catharsis ou du divertissement au sens pascalien, tel que le décrit Paul Claudel dans la pièce L’Échange : « Il y a la scène et la salle. Tout étant clos, les gens viennent là le soir, et ils sont assis par rangées les uns derrière les autres, regardant. Quoi ? Qu’est-ce qu’ils regardent, puisque tout est fermé ? Ils regardent le rideau de la scène. Et ce qu’il y a derrière quand il est levé. Et il arrive quelque chose sur la scène comme si c’était vrai. C’est comme les rêves que l’on fait quand on dort. […] Je les regarde, et la salle n’est rien que de la chair vivante et habillée. Et ils garnissent les murs comme des mouches, jusqu’au plafond ».
Les films d’Ulla von Brandenburg, sous le titre La fenêtre s’ouvre comme une orange (2022) qu’elle emprunte au Guillaume Apollinaire des « Fenêtres », sont portés par la liberté, l’esprit du jeu et la complicité gaie qui favorisent toutes les tentatives, même celles vouées à l’échec, et peuvent ainsi espérer faire plier le réel. Ils mettent aussi en œuvre une forme de magie à laquelle on choisit de croire, même si les ficelles en sont apparentes et les résultats volontairement peu spectaculaires ou perçus à retardement. Par exemple lorsque l’on s’aperçoit, en changeant de salle, que l’on a été, le temps de quelques séquences filmées, passé au bleu ou au jaune – suivant la couleur des murs sur lesquels elles sont projetées. Ces films montrent une légèreté et une insouciance que l’on pourrait associer à la période des débuts, quels qu’ils soient, ce qui les rend d’autant plus précieux et stimulants, a fortiori lorsque l’on sait qu’ils sont des échos à d’autres, réalisés dans les années 1920 pour présenter les robes et tissus simultanés de Sonia Delaunay (1885-1979): Les Oranges, Mademoiselle Y, L’Élégance…
Tel un carrousel entraînant
C’est à partir de ce dialogue du contemporain avec la modernité du XXe siècle que l’historienne d’art Marjolaine Lévy – qui y consacre ses recherches – a conçu le rapprochement entre les deux artistes. Farah Atassi (née en 1981 en Belgique et installée à Paris) en a fait, dès le départ, son terrain d’expérimentation pictural, elle qui déclare trouver ses motifs « dans les tableaux, dans les livres ou au musée » et qualifie son « rapport à la réalité et à la figuration » de « pictural ou livresque ». Dans ses dernières peintures, des acrobates prennent des poses d’odalisques, et le Ballet mécanique de Dudley Murphy et Fernand Léger (1924) se colore à la lumière électrique et chatoyante des univers de cabaret. Aplats et formes simplifiées, répétition et effets de symétries constituent le vocabulaire de ces œuvres, lesquelles, malgré cela, semblent rigides et figées, loin des espaces coulissants mis en scène dans le reste de l’exposition – tant dans les éléments scénographiques qui passent les uns devant les autres, s’occultant par intermittence ou visibles simultanément, que dans les films : là où les figures glissent le long des tentures, se cachent derrière des boules de verre coloré ou regardent à travers elles, se masquent et se recouvrent de tissus imprimés et se font absorber par les rideaux, comme si de rien n’était.
Le ton est léger, loin des drames que Mark Rothko évoquait à propos de ses tableaux, « nés de la nécessité de trouver un groupe d’acteurs capables d’évoluer avec aisance et de se mouvoir sans contrainte », mais proche, précisément, de cette fluidité qui se communique à l’espace. Et s’il ne s’agit pas non plus de l’expérience mystique que certains commentateurs ont associée à l’abstraction de l’artiste américain – l’historien d’art allemand Werner Haftmann, par exemple, convoquant la tradition juive pour comparer la surface de ses tableaux au « rideau indéchirable devant la chose cachée » –, il n’y est pas moins question de faire vaciller les repères et d’instituer un espace propre à l’œuvre, un espace que l’on expérimente avec le corps en mouvement et l’imagination en action ; un espace qui ainsi se feuillette, se déplie et se retourne, jamais univoque et unidimensionnel, tel un carrousel entraînant. Quelque chose se joue ici, indéniablement, même si le dialogue entre les deux œuvres semble achopper, trop corseté sans doute par l’accent mis sur le rapport à la modernité et bien que ce bégaiement même en soit peut-être le fondement. Quant à la société du spectacle convoquée dans le titre et dont les effets se font tant sentir aujourd’hui, c’est là une autre histoire.
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« La Société des spectacles », 13 février - 20 avril 2024, Fondation d’entreprise Pernod Ricard, 1, cours Paul-Ricard, 75008 Paris.