Comme tous les mythes, il brille par son mystère et sa rareté. Paul Thek avait eu droit à une grande rétrospective en 1995. L’exposition était partie de Witte de With à Rotterdam et s’était achevée au MAC de Marseille en passant par le Migros Museum de Zurich. Ceux qui l’ont vu s’en souviennent encore. Pour les autres, il aura donc fallu faire preuve de patience. Et attendre mars 2024 pour revoir cette œuvre étrange qui démarre dans les années 1960 en cherchant à échapper à la domination du Pop art et de l’art minimal, tout en les critiquant. Déjà parce que le corpus est limité. Il n’existe aucun catalogue raisonné de l’artiste, dont on estime entre 300 et 350 le nombre de pièces, principalement conservées en Europe. Notamment à Kolumba, le musée de l’archidiocèse de Cologne, mais qui n’accorde jamais aucun prêt. « Ensuite parce qu’il utilisait beaucoup la cire. Ce qui rend son travail extrêmement fragile par rapport à la lumière et à l’humidité, explique Valérie Da Costa, historienne de l’art, spécialiste de la scène contemporaine italienne et commissaire de cette exposition avec Françoise Ninghetto, conservatrice honoraire du Mamco à Genève. La cire, c’est une histoire très italienne. Je pense aux cires anatomiques que Paul Thek dit avoir vues. »
Car l’artiste, né à Brooklyn en 1933 dans une famille catholique fervente, va passer, à partir de 1962, de long séjour dans la Péninsule. En tout 14 ans qui vont l’emmener sur l’île de Ponza et à Rome. « Il était très pratiquant. Rome, c’est la ville de la papauté. Il avait un attachement pour l’Italie, pour sa culture, sa beauté, mais aussi parce que c’était un pays où l’on pouvait vivre avec peu d’argent. »
On sent dans certaines de ses pièces l’influence de la Renaissance, de Michel-Ange et du grand art religieux. Comme on pense forcément aussi à l’Arte povera. « Il était très ami avec le peintre pop italien Mario Schifano avec qui il jouait du rock à la façon du Velvet Underground. Il savait que des jeunes artistes produisaient ce qu’il appelait '' des formes magnifiques et éphémères ''. Mais on ignore s’il a rencontré des gens comme Pino Pascali », poursuit la curatrice au sujet de cet artiste génial et étrange, davantage reconnu en Europe que dans son pays. Et dont la renommée doit aussi un peu à la Suisse. Harald Szeemann suivra très tôt sa carrière en l’invitant à la Documenta 5 de 1972 puis à la Biennale de Venise de 1980. À Lucerne, c’est Jean-Christophe Amman, qui dirige alors le Kunstmuseum, qui va aussi lui proposer d’exposer.
Comme tout mythe, Paul Thek court après l’argent. Aux États-Unis, il est pourtant soutenu par d’importantes galeries et est très proche de Susan Sontag. Mais la sauce ne prend pas. Trop bizarre, trop décalé. Ses reliquaires en plexiglas, dans lesquels il enferme des faux morceaux de viande en cire, imitent l’art minimal pour mieux s’en moquer. « Il a fait la même chose en installant un morceau de chair à l’intérieur d’une copie de Brillo Box de Warhol. »
Il faut dire aussi que l’artiste est parfois difficile à suivre. À côté de ces boîtes sophistiquées et technologiques, il produit des séries de petites sculptures en bronze inspirées par la Tour de Babel, la case de l’Oncle Tom et le flûtiste de Hamelin, cette légende allemande qui voit tous les enfants d’un village enlevés par un troubadour satanique. « Il a quand même un peu vendu, mais très vite il s’est mis en marge, explique Valérie Da Costa. Je pense qu’il détestait la société américaine et le système du marché de l’art. » Et préfère le soleil de Ponza où il peint des paysages sur du papier journal. Des éditions de l’Herald Tribune, du Village Voice, parfois de quotidiens néerlandais ou allemands, les deux pays d’origine de ses parents, mais jamais de journaux italiens. « Il disait qu’il dessinait sur sa terre natale. »
Il y a aussi cette obsession pour le corps fragmenté, sorte de projet eucharistique chez un artiste habité par la spiritualité. Paul Thek va ainsi se mouler plusieurs fois et exposer ses membres à la découpe. Le Mamco expose sa tête en plâtre, enchâssée dans une pyramide de résine, la peau comme tatouée de motifs psychédéliques. « J’y vois comme une représentation de la finitude et de la putréfaction, avec la pyramide qui signifie l’immortalité et la résurrection, explique la commissaire. Elle est un élément récurrent dans son travail. » On la voit encore, à l’entrée de l’exposition, dans une variation sur la bannière étoilée américaine.
La Tour de Babel et Bojangles, le danseur de claquettes qui sera la première grande figure militante afro-américaine, appartiennent aussi à ce vocabulaire qui revient souvent : « Cela montre également le sens de ses engagements. » Paul Thek revient définitivement aux États-Unis en 1976. L’année suivante, l’ICA lui consacre une rétrospective. S’ensuit une longue traversée du désert. Elle s’achève en 1984, lorsqu’il se remet à peindre frénétiquement de petits tableaux. En 1985, il apprend qu’il est atteint du sida, dont il succombera trois ans plus tard. Le Mamco montre quelques-unes de ses dernières peintures. Our Mother, Who Art, The Soul is the Need for the Spirit, racontent ces toiles aux couleurs vives. Comme une dernière prière.
« Paul Thek », jusqu’au 9 juin 2024, Mamco, 10, rue des Vieux-Grenadiers, Genève.