Nées au tournant des années 1970 en Grande-Bretagne, les musiques industrielles ont pour ambition de saper la pression idéologique et la standardisation du réel exercées par les médias de masse et les États. Souvent influencés par la Beat Generation, des groupes tels que Cabaret Voltaire ou SPK associent des sons dissonants et envahissants à une imagerie volontiers sordide. Ces musiciens, en collaboration avec des vidéastes, des graphistes ou des plasticiens, désirent en effet agir sur le spectateur dans l’espoir de le libérer du joug des détenteurs de l’information.
En marge des réseaux commerciaux habituels se développe dès lors une production musicale et sonore diffusée au sein de microlabels, de fanzines et de radios pirates, mais aussi par le biais de la performance, du mail art et du copy art, pratiques issues des avant-gardes artistiques.
Choquer pour éveiller
Si cette contre-culture, qui s’étend en Europe, aux États-Unis et au Japon, a fait son entrée depuis de nombreuses années dans l’histoire de la musique, elle n’avait en revanche jamais été intégrée au récit de l’histoire de l’art. Nicolas Ballet distingue, dans son corpus composé de pochettes de disque, de photos de happenings, de flyers, de vidéos et d’afiches, des thématiques qui révèlent l’ampleur de la réflexion menée par les acteurs du mouvement industriel. Conscients « du caractère dystopique des sociétés postindustrielles », ils entendent donner au spectateur une place active. Jouant avec les références culturelles, ils citent abondamment les avant gardes historiques (dada, le constructivisme russe, etc.).
Grâce au cut-up ou au piratage (Psychic TV), ils détournent le contrôle mental exercé par l’industrie et, par le recours à des images médicales ou d’actualité proprement insoutenables, ils critiquent avec virulence le conditionnement des esprits.
Pour dénoncer le totalitarisme contemporain, ils n’hésitent pas à singer l’esthétique fasciste – au risque, ainsi que le souligne Genesis P-Orridge (fondateur de COUM Transmissions et Throbbing Gristle, deux groupes industriels majeurs), de la récupération par l’extrême droite. Afin de contrer le refoulement puritain et d’enrayer la misogynie, des musiciennes et artistes (Cécile Babiole, Johanna Went, Cosey Fanni Tutti) s’inspirent d’un féminisme prosexe parfois d’une grande provocation. Enfin, un certain goût pour l’occultisme comme rempart aux excès technologiques marque la scène industrielle. Toutefois, en dépit des aspirations portées par le mouvement, celui-ci a, selon Nicolas Ballet, en partie échoué, maintenant, par ces dispositifs brutaux, un rapport autoritaire au spectateur.
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Nicolas Ballet, Shock Factory. Culture visuelle des musiques industrielles (1969-1995), Dijon, Les presses du réel, 2023, 456 pages, 32 euros.