Montrer sans montrer tout en montrant, mais autrement… Voilà le défi que s’est lancé la galerie Patrick Seguin, à Paris, avec sa nouvelle exposition dite « immersive », consacrée à la maison Les Jours meilleurs conçue par l’ingénieur nancéen Jean Prouvé et exhibée, en février 1956, sur le quai Alexandre III, à Paris, dans le cadre du populaire Salon des arts ménagers. Enfin, la « maison », façon de parler : plutôt ce que le marchand a bien voulu en dévoiler, car, en fait, n’y est présenté que le seul bloc central porteur regroupant cuisine/salle de bains/WC, lequel supporte une monumentale poutre faîtière, pièce-maîtresse de l’ossature générale mesurant environ 9 mètres de long. Le reste de l’habitation, lui, ne s’esquisse que par un plan de l’agencement intérieur reproduit à même le sol de la galerie. En revanche, point n’est besoin, pour le visiteur, de s’imaginer la globalité de la construction, car la réalité virtuelle vient à son secours. Chaussé d’un casque, il peut ainsi entrer virtuellement dans la demeure telle que lors de sa première présentation au public, en faisant bien attention de ne pas se cogner au seul élément en dur du lieu. Il peut alors déambuler entre quelques meubles et luminaires d’époque, contemplant, en outre, par les fenêtres un Paris en noir et blanc de ce mitan des années 1950. Quoique l’aspect des textures restent encore un brin sans relief, rendu numérique oblige, l’effet général est néanmoins bluffant.
Retour en arrière. Nous sommes en 1954, soit il y a tout juste 70 ans, durant ce rude hiver au cours duquel l’abbé Pierre, fondateur d’Emmaüs, lança son célèbre appel radiophonique pour venir en aide aux sans-abri et demander l’érection en urgence de logements sociaux. Déjà auteur, dans l’immédiat après-guerre, de maisons provisoires commandées par le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme pour reloger les sinistrés de Lorraine et de Franche-Comté, Jean Prouvé (1901-1984) répond à l’appel et planche cette fois, en quelques semaines, sur une habitation préfabriquée permanente d’une surface de 57 m2. Entièrement préfabriquée donc démontable, hormis le socle en béton coulé sur place dans lequel elle vient s’enchâsser, la maison se bâtit en 7 heures, grâce à ce procédé de noyau central porteur et à ces éléments qui s’assemblent tel un Meccano. Aussi peut-elle être habitée le jour même ! « À l’époque, Jean Prouvé en aurait, semble-t-il, fabriqué cinq exemplaires, indique Patrick Seguin. Pour l’heure, j’en ai retrouvé deux, l’un il y a une vingtaine d’années, l’autre il y a une décennie. Celui que nous présentons actuellement provient de notre propre fonds. Le second, qui avait été montré au Parc des Ateliers, à Arles, entre 2017 et 2018, dans une vaste exposition consacrée à Jean Prouvé, a été acquis par Maja Hoffmann, présidente de la Fondation LUMA, à Arles ».
Pourquoi ne montrer que cet unique noyau domestique constitué d’un cylindre en tôle couleur vert prairie, fermé côté sanitaires et complètement ouvert côté cuisine ? Parce qu’il s’agit précisément là de « l’objet du délit », celui qui, dans une réalité cette fois aucunement virtuelle, causa, malgré lui, l’abandon du projet dans son ensemble. « Les pouvoirs publics ont refusé de donner leur autorisation pour la fabrication de cette habitation en invoquant deux raisons, explique Patrick Seguin. D’abord, parce que la salle de bains n’avait pas de fenêtre. Ensuite, parce qu’elle était immédiatement accolée à la cuisine et que, d’un point de vue hygiène, cela ne leur convenait pas… » Résultat : faute d’une homologation officielle nécessaire à sa mise en production, la maison Les Jours meilleurs, hormis la poignée de prototypes conçue pour l’occasion, restera finalement dans les cartons.
Des dessins et autres documents graphiques, des archives sonores, une myriade de photographies, une maquette et un film – dans lequel, notamment, l’architecte et théoricien néo-zélandais Mark Wigley, ancien doyen de la Faculté d’architecture de la Columbia University, à New York, apporte ses éclairages – viennent compléter la présentation quasi muséale. Enfin, quelques éléments véritables de la maison – porte d’entrée, fenêtre avec son volet coulissant, panneau de façade, etc. – illustrent à la fois l’ingéniosité de Prouvé et son idéal de l’habitat industrialisé, et livrent une preuve, en outre, de son engagement social.
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« Jean Prouvé, Maison Les Jours meilleurs, 1956 », jusqu’au 20 avril 2024, Galerie Patrick Seguin, 5, rue des Taillandiers, 750011 Paris