Un homme est dans le désert. Il creuse. Avec sa baqueta, une tige métallique, il a les gestes d’un sourcier. La scène se passe au centre du Pérou. Les images se succèdent. Ils sont plusieurs. Ce sont des huaqueros, des fouilleurs de tombes clandestins, localement considérés comme des spécialistes du passé. En raison de l’altitude, ils mâchent des feuilles de coca et fument des cigarettes qu’ils portent nonchalamment à leur oreille pour en écouter les bruits, pour être guidés dans leurs gestes. Ils cherchent des huacas, céramiques rituelles préhispaniques ou momies d’ancêtre. Certaines seront offertes au curandero ou à la curandera, chamanes des sociétés andines. Ceux-là les utiliseront parfois pour des mesas curanderas, cérémonies nocturnes de guérison pratiquées de façon collective et sous l’effet de plantes psychotropes. Ce vocabulaire est soigneusement défini dans une feuille de salle accompagnant le visiteur.
Retrouver les esprits
Claire Le Restif, commissaire de l’exposition et directrice du Crédac, a invité Louidgi Beltrame à présenter un ensemble d’œuvres inédites. Dans la grande salle de la Manufacture des Œillets, à Ivry, les parois vitrées sont calfeutrées de lés de papier kraft, ce qui leur donne un aspect précieux et brut à la fois. Ils sont retenus au sol par de grosses pierres régulièrement disposées, trouvées dans une rivière des Vosges par Louidgi Beltrame, qui les a lavées pour mieux révéler leur surface polie par les eaux. Quatre écrans sont fixés à de hautes barres métalliques. Sur l’un d’eux, un homme est enfoui dans un trou plus profond. « La huaca pleure », le titre de l’exposition, fait allusion au moment où le sable risque d’ensevelir le fouilleur, signe de protestation des esprits. Mélange de vent, de bruits de métal sur des pierres et de quelques voix à peine intelligibles, les sons de cette salle sont à eux seuls un voyage. Au centre de la pièce, un vortex d’aluminium semble flotter sur le sol : il figure le trou de la huaca dans une apparition fantomatique, comme un seuil, un lieu de passage.
On voit des hommes creuser, mais on ne les voit jamais trouver – ou presque. Ce qui fait apparaître les objets déterrés comme des visions, sur les deux autres écrans. L’une de ces vidéos ressemble à une nature morte Renaissance éclairée en clair-obscur. C’est le canapé vert capitonné de l’un des huaqueros, dans sa maison, sur lequel sont disposés quelques crânes et des bougies allumées. Ce sont comme des autels mystérieux. Les huaqueros ont souvent leur propre collection, apprend-on, des huacotecas. Un autre écran montre des céramiques qui tournent sur elles mêmes sur un fond neutre. On les imagine dans les vitrines d’un musée – car tel est parfois aussi le sort de ces objets. Il n’y a pas de position univoque.
Dans une autre salle, une ligne de photographies en noir et blanc déroule un film imaginaire composé d’images de rochers couverts de glyphes : des oiseaux, des soleils, des humains, les cheveux dressés sur la tête, les bras levés... L’espace entre les images évoque celui du papier photographique qui sépare des photogrammes. Au bout de la ligne... un silence, une respiration, la présence de l’ombre. Louidgi Beltrame les a découvertes, emmenées par l’un des huaqueros, sur un site de montagne. Ces images ne sont pas plus déchiffrées que les géoglyphes dans le désert de Nasca, présents dans ses œuvres antérieures. Une photographie plus grande de l’arrière d’une vieille Mustang orange fait l’effet d’une autre idole – contemporaine cette fois. C’est une voiture que l’un des jeunes gens a achetée avec l’argent gagné par le produit de ses fouilles, sans pouvoir la faire circuler, faute d’argent pour mettre de l’essence dans son réservoir.
Dans une explosion de violets, de mauves et de roses, couleurs d’hallucinations, la salle suivante révèle des peintures à l’encre sur coton que Louidgi Beltrame a réalisées très lentement : une sorte de méditation entre les heures de montage de ses films, entre ses tournages. Les grands traits, du centre vers l’extérieur de la toile, évoquent les feuilles de bambou dans la peinture japonaise traditionnelle, et les plus fins, au pinceau, rappellent le caractère obsessionnel des peintures d’Augustin Lesage ou de Séraphine de Senlis. Au centre de ces soleils, un cercle blanc en réserve, comme une tache aveugle, un gouffre qui résonne étonnamment avec les quêtes des huaqueros. Claire Le Restif a suggéré à l’artiste de montrer ces œuvres intimes, si cohérentes avec le reste de l’exposition et comme un écho à la sculpture de vortex en aluminium.
Au bout du long couloir du Crédac, quatre films, intitulés Les Voix, semblent rétroéclairer les images que l’on avait déjà comprises. Les huaqueros parlent l’un après l’autre et apportent le récit – que l’on a étrangement l’impression de reconnaître – de leur vie quotidienne. La plupart du temps, on ne les voit pas. La caméra est à leur place dans leur voiture ou devant des paysages. On entend une voix off qui raconte la façon dont un de leurs oncles a été englouti par la huaca, pendant la pandémie de Covid, dont ils écoutent leurs cigarettes, dont ils deviennent espíritus sous l’effet des bolos de coca.
Les passeurs
Ces images éclairent aussi magnifiquement l’œuvre de Loudgi Beltrame au cours des vingt ans passés. Les falaises sur la mer rappellent le lien génial qu’il a fait entre ce site du Pérou et la fin du film Les 400 coups de François Truffaut, ce qui l’a conduit à vouloir faire jouer à Jean-Pierre Léaud le rôle d’un sorcier – finalement incarné par un sorcier local. Léaud a tourné d’autres scènes à Paris, dans le quartier de l’Europe.
Le premier voyage au Pérou de Louidgi Beltrame remonte à 2012. Les maisons cubiques d’allure presque méditerranéenne font écho à ses recherches antérieures sur les ruines de l’architecture moderniste en Amérique du Sud et au Japon. Les chiens passeurs font un lien avec des mystères d’un au-delà qui serait présent dans les instants les plus quotidiens.
« La huaca pleure » est une exposition qui s’inscrit dans le temps long de l’œuvre d’un artiste dont le travail, que l’on a pu voir au Palais de Tokyo et dans de nombreuses expositions de groupe, a souvent été présenté par la galerie Jousse Entreprise, à Paris. Il se révèle ici dans sa profondeur et sa cohérence. Cette exposition s’inscrit aussi dans la programmation du Crédac, à la suite de celles consacrées à Mathieu Kleyebe Abonnenc, Kapwani Kiwanga et Thu-Van Tran notamment. Elle montre des fouilleurs de tombes comme des êtres proches du chamanisme, détenteurs de pratiques ancestrales et sauveurs d’objets. Il y est question de réappropriation de leur propre patrimoine par ces hommes aux activités clandestines. C’est une exposition qui ne délivre pas de message et emploie le langage des formes pour suggérer les complexités de l’existence, à la recherche d’images manquantes.
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« La huaca pleure. Loudgi Beltrame », 20 janvier - 7 avril 2024, Le Crédac, La Manufacture des Œillets, 1, place Pierre-Gosnat, 94200 Ivry-sur-Seine.