La Maison européenne de la photographie (MEP), à Paris, a mis en place des résidences de recherche au sein de son service des collections, parmi les plus riches, mais aussi les plus confidentielles du patrimoine photographique national. La commissaire d’exposition et auteure britannique Lou Stoppard est la première à présenter le résultat de ses explorations, lesquelles ont été guidées par la lecture de Journal du dehors (Gallimard, 1993 ; publié en anglais sous le titre Exteriors) de l’écrivaine française Annie Ernaux, lauréate du prix Nobel de littérature en 2022. Rédigé entre 1985 et 1992, cet ouvrage n’adopte pas vraiment la forme d’un journal en tant que tel, mais plutôt celle d’une succession de faits vus et/ou entendus, en tout cas « perçus », lors de voyages en transport en commun entre Cergy, où Annie Ernaux s’est installée en 1975, et Paris. L’écriture courte et sèche d’une Nathalie Sarraute croise le plaisir de l’énumération et de la description d’un Georges Perec, avec un quelque chose du Roland Barthes de L’Empire des signes, du Degré zéro de l’écriture et du Plaisir de texte, tant dans la forme que dans le fond. Ainsi, dans « Le Message photographique 1*», à propos de la photographie de presse, Roland Barthes souligne-t-il : « Décrire, […] c’est changer de structure, c’est signifier autre chose que ce qui est montré. »
Toutes les dimensions du réel
Menée par Lou Stoppard avec la complicité d’Annie Ernaux, l’exposition semble presque prendre au pied de la lettre cette phrase en l’inversant : elle « montre » à travers la photographie ce qui est « décrit » dans un livre, dont les extraits les plus significatifs sont « présentés » au mur au milieu des groupes d’œuvres. Mais si, du fait de leur spécificité de structure, rien ne s’équivaut entre une phrase et une image, tout ici paraît néanmoins s’y accorder, s’y conjuguer ou y résonner à partir et autour de significations partagées.
Roland Barthes de poursuivre : « D’une part, une photographie de presse est un objet travaillé, choisi, composé, construit, traité selon des normes professionnelles, esthétiques ou idéologiques, qui sont autant de facteurs de connotation; et d’autre part, cette même photographie n’est pas seulement perçue, reçue, elle est lue […] » C’est exactement ce qui ressort de ce projet : l’espace urbain et ce qui s’y passe, de sa périphérie à sa centralité, sont des faits, des situations, des circonstances et, finalement, des vécus, composés, construits, travaillés selon des normes politiques, économiques, idéologiques et culturelles qui sont autant de facteurs de connotations sociales et existentielles. Au fil de cinq sections (« Intérieur/Extérieur », « La ville sombre », « Traversées », « Lieux de rencontres » et « Faire société »), le choix de photographies opéré par Lou Stoppard, d’une précision et d’une justesse incroyables, donne à voir, et surtout à « lire » et à « entendre », le réel dans toutes ses dimensions. Mais, quels que soient leur statut, leur nature, leur origine, leur registre ou leur projet esthétique, ces ensembles d’images apportent surtout forme et figure à ce monde dans lequel nous devons nous débattre et vivre coûte que coûte.
EXTÉRIORITÉS ET INTÉRIORITÉS
Aux murs de la MEP sont ainsi dévoilées des images exceptionnelles qui parviennent enfin à signifier, à travers des ambiguïtés, des incohérences ou des lapsus visuels qu’a saisis leur auteur, d’un côté, ce que certaines personnes veulent dire à l’image et de l’autre, ce qu’elles taisent, mais que leur corps, leurs gestes et leurs expressions trahissent. La photographie de Janine Niepce H.L.M. à Vitry. Une mère et son enfant (1965), par exemple : au-delà de la composition qui partage à parts égales une moitié gauche dédiée à un paysage iconique de logement social et une moitié droite à la mère et son enfant, ce qu’exprime véritablement ce « cliché », c’est le paradoxe entre le profil tourné vers l’extérieur, tout à la fois fixe, droit et perdu, de la mère, et le geste de la main de l’enfant sur la joue de celle-ci semblant vouloir attirer une attention, laquelle restera, le temps de la pose, sans réponse. Il y a là un abîme dans l’image qui afirme une détresse et une désillusion dont la profondeur est déchirante. Pourraient tout aussi bien être détaillées de cette manière d’autres séries époustouflantes signées de Jean-Christophe Béchet, Jean-Philippe Charbonnier, Claude Dityvon, Luigi Ghirri, Richard Kalvar, Johan van der Keuken, Ihei Kimura, Daido Moriyama, Ursula Schulz-Dornburg, Tony Ray-Jones, Issei Suda, Henry Wessel, Garry Winogrand ou encore Bernard-Pierre Wolff… Ainsi le titre de l’exposition « Extérieurs. Annie Ernaux et la photographie » est-il déjoué d’un seul coup : le visiteur se trouve plongé dans des intériorités singulières et bouleversantes auxquelles, paradoxalement, il peut immédiatement se rattacher. Ces faits, ces situations, ces circonstances, nous les avons tous vus, entendus, perçus, lus, vécus, un jour ou l’autre. Le temps de ce parcours, nous sommes Annie Ernaux et nous sommes la photographie. Ces personnes à l’image ne sont ni des « ils », ni des « elles », ni des « vous », ni surtout des « on », des « eux » ou des « gens ». Elles sont des « moi », des « toi », des « nous » et surtout les « nôtres ». Cette exposition, d’une autre façon, vient à notre rencontre et nous interpelle, à l’instar d’un auteur interpellant son lecteur. Allez en faire l’expérience, l’émotion est inégalable.
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1* L’Obvie et l’Obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982.
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« Extérieurs. Annie Ernaux et la photographie », 28 février - 26 mai 2024, Maison européenne de la photographie, 5/7, rue de Fourcy, 75004 Paris.