Situé dans le quartier industriel de La Goulette, près de Tunis, le nouvel espace de Selma Feriani a été inauguré le 25 janvier 2024. « En échangeant avec les artistes, explique la galeriste, nous avons ressenti le besoin de nous développer et de réaliser des choses plus monumentales. » Construit dans un ancien village de pêcheurs « connu pour ses communautés italienne, maltaise et juive », le bâtiment écoresponsable, réalisé par l’architecte Chacha Atallah selon une technique d’enduit vernaculaire (le ciment a remplacé néanmoins la chaux), est à quelques encâblures de Carthage et de l’aéroport de Tunis. « C’est un carrefour intéressant, précise Selma Feriani, où nous pourrons accueillir un plus large public qu’à Sidi Bou Saïd, qui était assez éloigné du centre de Tunis. »
Sur plusieurs étages, la galerie d’une superficie de 800 m2 comporte deux espaces d’exposition : un entresol avec une hauteur sous plafond de 6 mètres et une mezzanine plus intimiste. « L’espace est plus muséal qu’à Sidi Bou Saïd, ce qui permettra de varier les scénographies », ajoute la galeriste. À ces deux espaces s’ajoutent un sous-sol dédié à l’organisation de conférences, de performances ou de rencontres, et deux autres étages destinés aux collectionneurs et à la vente d’objets créés en édition limitée par des designers.
Et si Carthage ?
Pour inaugurer les lieux, Selma Feriani a fait appel au dessinateur Nidhal Chamekh, qui expose des travaux faisant suite à sa résidence à la Villa Médicis, à Rome (2021-2022). Ayant pour point de départ une réflexion du poète Édouard Glissant s’interrogeant sur ce qu’il serait advenu de Carthage si la cité punique n’avait pas été détruite, l’artiste a accumulé une masse d’informations et d’iconographies relatives aux différentes strates de civilisation (phénicienne, romaine, ottomane, française) dont témoignent encore la région et le musée national du Bardo – lequel a rouvert récemment ses portes à Tunis. « Son travail de recherche se fait de manière très organique, souligne Salma Kossemtini, collaboratrice de Kathryn Weir, la commissaire de l’exposition. Il étudie différentes images et divers éléments de l’histoire, mais aussi ce qui se rapporte à l’époque actuelle, notamment aux mouvements migratoires. Tout réside dans les détails marginaux qu’il compose en fragments. » L’espace de la mezzanine propose une cartographie des recherches de l’artiste, accompagnée d’une discographie et d’une bibliographie qui constituent une œuvre à part entière. Empruntant à toutes ces différentes époques, l’exposition « Et si Carthage ? » confronte de grands formats, sur lesquels se télescopent dessins classiques au graphite et transferts d’images d’actualités, à des installations sculpturales faisant la part belle aux moulages réalisés dans l’atelier tunisien de Nidhal Chamekh. « Les sculptures créées ici l’ont été sous l’influence de dialogues et d’un travail collectif, commente l’artiste. Il y avait une sorte de challenge à travailler en Tunisie, mais il a été possible de réaliser des moulages reprenant des poses antiques sur des corps d’aujourd’hui. »
Des masques omniprésents
L’exposition s’ouvre sur la réplique d’un masque punique conservé au musée national du Bardo. Rehaussé d’une capuche et sous-titré « Tribute to David Hammons », il est confectionné à partir du même argile que le masque original, provenant de Nabeul, au sud-est de Tunis. « Ce qui m’appelle dans un masque, confie Nidhal Chamekh, c’est son visage, comment il nous regarde. » Renvoyant tout autant à l’ancestralité des masques africains qu’aux pseudomasques fabriqués à l’époque coloniale dans un souci ethnographique, le masque reste pour l’artiste au cœur du processus de colonisation, comme en témoignent deux installations se faisant écho. L’une, Calchi facciale, reproduit le buste de Jean-Baptiste Colbert, rédacteur du Code noir (l’ordonnance royale de Louis XIV règlementant l’esclavage), dont le visage est caché par celui d’une personne que l’on imagine être un esclave ; l’autre, Masque noir, tête de Niobides, présente sur une caisse de marchandises une sculpture représentant un visage moulé dans le plâtre et écrasé par un masque africain. Peau blanche, masque noir ? L’artiste semble subvertir ici le titre de l’essai de Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, dans un geste de réparation qui ne dit pas son nom. Là réside sans doute la force de cette exposition qui garde toujours en ligne de mire la situation des migrants rejetés – encore aujourd’hui – d’un continent européen qui apparaît, selon l’artiste, comme la continuation de l’Empire romain, mais par d’autres moyens.
À la question que se posait Édouard Glissant, Nidhal Chamekh esquisse un début de réponse : « Si Carthage n’avait pas été détruite? Peut-être que le divers aurait pu l’emporter sur la force de l’un, sur celle de l’Empire, de Rome et de l’Occident ? »
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« Et si Carthage ? Nidhal Chamekh solo exhibition », 25 janvier - 24 mars 2024, Selma Feriani Gallery, 32, rue Ibn Nafis, Z.I. Kheireddine, 2015 La Goulette, Tunisie