« Le Temps profond des rivières », l’exposition de Suzanne Husky se déployant au Drawing Lab, à Paris, met en scène les cours d’eau et, par ricochet, le castor, ce rongeur semi-aquatique, jadis familier, qui les peuplait, à travers une vingtaine d’aquarelles, deux films et une installation. La nature est le terrain de jeu privilégié de l’artiste franco-américaine. « Après mon diplôme aux Beaux-Arts de Bordeaux, j’ai vécu pendant dix ans en Californie – la région d’origine de mon père – où j’ai, entre autres, suivi une formation en paysagisme horticole, résume Suzanne Husky. Puis, je suis partie enseigner un an à Shanghai. Cela a été si terrible, car la pollution y est intense, qu’à mon retour en France, j’ai voulu travailler avec les plantes et agir concrètement. Je me suis alors formée à la permaculture, puis à l’agroécologie. »
Sa rencontre avec Baptiste Morizot la propulse sur les traces du castor. Plusieurs dessins montrés ici ont d’ailleurs été « copensés » avec le philosophe. L’ensemble intégrera l’ouvrage qu’ils ont conçu à quatre mains et que publieront en septembre 2024 les éditions Actes Sud. Son titre est pour l’heure : L’Eau ou la vie. Alliance avec le temps profond face au changement climatique.
Triste constat
L’une des œuvres les plus fascinantes de l’exposition est une monumentale aquarelle de 7 mètres de longueur sur 1 mètre de hauteur intitulée L’Histoire des alliances alterpolitiques avec le peuple castor. S’y déroule une chronologie de notre planète depuis sa naissance jusqu’à aujourd’hui, en quelques dates clés : l’apparition de l’eau en même temps que la formation de la Terre (il y a environ 4,4 milliards d’années) ; l’arrivée du castor (il y a 8millions d’années) ; le début de la déforestation, de la simplification des cours d’eau et de la construction des moulins (autour de l’an 1000). Point de meilleur vecteur pour planter le décor. Si ce n’est la sensation étrange, une fois parvenu à l’extrémité de cette échelle du temps, que l’une des « solutions » préconisées pour contrer le réchauffement climatique, en l’occurrence la réintroduction du castor, est un retour en arrière de plusieurs millions d’années…
Certes, on ne revient jamais en arrière. Reste que le constat est sombre, à l’instar de ce diptyque intitulé Le Temps profond des rivières : « Plus de 90 % des cours d’eau, en France, sont canalisés ; or, lorsqu’ils sont corsetés des deux côtés par du béton, l’eau file plus vite à la mer. Autre inconvénient : quand l’eau n’est pas à fleur de rive, elle creuse le lit », explique Suzanne Husky, qui fustige la « culture du propre » : « Ce sont les réflexions typiques qu’ont les paysans en Gironde, où j’habite. Dès qu’il y a des ronces, ils disent que c’est sale, et une fois tout fauché, que c’est propre ! C’est pour cette raison qu’on arrache des haies, alors qu’elles retiennent non seulement les sols, mais accueillent aussi la vie ». De même pour les rivières : « Il y a cette tradition du retrait des embâcles [les branches obstruant le lit d’un cours d’eau]. Certes, les bateaux doivent passer, mais il ne faut pas forcément tout enlever, car cela équivaut à supprimer toute la vie qui y habite. Les techniciens de rivière savent que l’on ne doit pas retirer le bois ou curer des fossés, refuges des grenouilles et des salamandres, mais ils y sont contraints par des impératifs politiques. »
Avec ses aquarelles, Suzanne Husky épingle « la grande amnésie environnementale. Depuis l’éradication du castor en Europe, il n’y a plus de mythes sur le castor. Les gens n’ont plus aucune idée de ce qui contribue à la santé d’une rivière. » Pour contrer ce déficit, l’artiste militante et engagée donne des conférences : « Ce n’est pas une exposition qui fera changer le monde. Je crois davantage à la transmission de la connaissance. Je vais parler aux agriculteurs, aux techniciens de rivière, aux propriétaires des berges, etc. Le souci est que nous, artistes, nous nous retrouvons à enseigner à ces personnes ; or, ce n’est pas notre rôle, même si nous voyons bien qu’elles ont besoin d’un autre récit. Et le nôtre est transversal. »
Mieux gérer les milieux aquatiques
En 2023, Suzanne Husky a découvert avec stupéfaction les mégabassines du sud de la Vendée : « Ce sont des réservoirs d’une surface parfois proche de 15 hectares que l’on emplit l’hiver en pompant la nappe phréatique. Le problème est qu’ils sont complètement hors-sol. Il n’y a aucune connexion avec le milieu environnant, pas de végétation sur le pourtour, et le fond est tapissé de revêtement plastique, si bien qu’en été, avec une exposition maximale au soleil, l’eau s’évapore… » L’artiste est vent debout contre ces retenues de substitution, leur dénomination officielle, « aux coûts exorbitants ». D’où ce dessin au titre explicite : Quels géo ingénieurs voulons-nous ? Y est représentée une mégabassine, qui « détruit la vie », en face d’un castor, qui a « 8 millions d’années d’expérience en hydrologie ».
« Nous avons les moyens de retenir l’eau de manière plus économe et surtout moins toxique, insiste Suzanne Husky. Il faut recomplexifier le parcours de l’eau, mais pas n’importe comment. D’aucuns pensent qu’à la ligne droite, il suffit d’ajouter quelques méandres supplémentaires, creusés au tractopelle qui plus est, mais ce n’est pas vrai. Il manque le principal : la vie. » Une aquarelle invite ainsi à… « Faire barrage à l’aridité ; passer de l’ère du drainage à l’ère de la réhydratation ». « Bien sûr, dans mes dessins, je projette une émotion à la rivière, mais ils sont surtout faits pour comprendre combien nos cours d’eau sont aujourd’hui affamés de bois. Or, plus il y a de bois, plus le débit est ralenti, plus les sédiments se bloquent et plus la vie peut prendre forme », souligne Suzanne Husky. C’est là que réapparaît le castor : « Notre meilleur allié pour réparer ces milieux à l’agonie, estime l’artiste. Alors que certaines rivières étaient asséchées, on s’est aperçu que dans d’autres, grâce à eux, l’eau continuait à couler en aval, car en amont, ils avaient construit une série de bassins de rétention pour stocker l’eau. C’est colossal ! »
Aux États-Unis, l’Utah State University, qui héberge le Beaver Ecology & Relocation Center 1*, est en pointe sur le sujet. « L’hydrologue Joe Wheaton, qui y enseigne, travaille depuis une dizaine d’années déjà à la réinstallation des castors, en particulier à l’ouest du centième méridien, ligne de partage climatique entre terres humides de l’est et terres arides de l’ouest », rappelle Suzanne Husky. Pour faire face au réchauffement climatique – et combattre notamment les mégafeux californiens –, l’objectif est de « réhydrater » certaines zones, soit en y réintroduisant les rongeurs, soit en y érigeant des constructions « castor-mimétiques » ou de petits ouvrages low-tech.
L’histoire se répéterait-elle ? À voir Le Son d’une nouvelle cascade, film tourné en 2022 par l’artiste, la réponse est affirmative. Patti Smith, réhabilitatrice d’animaux sauvages agréée et naturaliste au Bonnyvale Environmental Education Center dans le Vermont (États-Unis), y raconte qu’après avoir totalement disparu au XVIIIe siècle, car chassé pour sa fourrure, le castor a été réintroduit au début du XXe siècle dans le massif des Adirondacks. Il était en effet le plus à même de produire des eaux propres pour la ville de New York en aval.
À Chabeuil, dans la Drôme, en juillet 2023, Suzanne Husky et Baptiste Morizot ont pris part à un premier projet pilote, Médecine Castor 2*, sur la Lierne, la rivière locale. Grâce à la construction d’ouvrages « castor-mimétiques », le cours d’eau a été ralenti, élargi et complexifié, en un mot « redynamisé », afin de réactiver ses annexes humides, refuges en devenir pour de nombreuses d’espèces. Sur sa fresque monumentale, Suzanne Husky a matérialisé le lieu par un drapeau noir, façon pirate, avec la mention « Mouvement d’alliance avec le peuple castor ».
-
1* qcnr.usu.edu/beaver-restoration
2* Médecine castor, film de Kevin Simon produit par l’Arthotèque – Espaces d’art contemporain de Caen. Disponible en ligne : youtube.com/watch?v=fe2ROr290YU&t=307s
-
« Le Temps profond des rivières. Suzanne Husky, prix Drawing Now 2023 », 26 janvier-7 avril 2024, Drawing Lab, 17, rue de Richelieu, 75001 Paris.
« Suzanne Husky. C’était mieux après », 9 mars-20 avril 2024, galerie Alain Gutharc, 7, rue Saint-Claude, 75003 Paris.