Discutez avec n’importe quel habitant de Dubaï ces jours-ci et il vous parlera… de la circulation. C’est l’épine dans le pied d’une ville qui a profité de son rebond postpandémique pour faire un saut en avant en termes de population, d’économie et de notoriété. Selon le décompte officiel, la ville la plus peuplée des Émirats arabes unis a accueilli 180 000 nouveaux résidents depuis 2022, dont 6 % seraient des personnes fortunées (leurs actifs dépassant 1,2 million d’euros). Elle a développé une industrie Fintech (technologie financière) prospère et assoupli sa politique d’immigration, ce qui, combiné à un une absence d’impôt sur le revenu et aux promesses d’une vie axée sur le rendement et le soleil, attire les cols blancs d’Europe en proie à la crise actuelle du coût de la vie.
Il est plus difficile de le quantifier, mais on observe également un changement de perception à l’égard de Dubaï. Au lieu de considérer l’émirat comme le pays du Botox et des Bentley, les curateurs et collectionneurs internationaux organisent des expositions d’artistes des Émirats arabes unis et achètent leurs œuvres, ce qui stimule la scène artistique déjà dynamique de la ville.
« Tout le monde devient plus avisé », déclare William Lawrie, cofondateur de la galerie Lawrie Shabibi, dont les locaux de l’avenue Alserkal ont récemment fait l’objet d’importants réaménagements. « Nous devons évoluer avec notre temps. De nouveaux publics viennent à Dubaï – on ne sait pas encore s’ils sont importants en termes d’achat, mais ils sont intéressés et fréquentent les événements et les vernissages », ajoute-t-il.
La plupart des galeries qui composent la scène de Dubaï existent depuis le premier boom artistique de la ville, à la fin des années 2000 et au début des années 2010. Aujourd’hui, de nouvelles enseignes émergent, et ce au-delà du centre artistique qu’est depuis longtemps l’avenue Alserkal. « La perspective que Dubaï devienne un foyer plutôt qu’un lieu de transit est vraiment pertinente, explique Benedetta Ghione, directrice exécutive d’Art Dubai. Les artistes regardent la ville d’un œil nouveau. Sans vouloir parler en leur nom, ils expérimentent une nouvelle façon d’être ici, [Dubaï] étant perçu comme une plateforme qui peut leur offrir beaucoup plus d’opportunités, y compris internationales. »
Représentation dans les galeries
Les artistes figurant sur les listes de représentation des galeries changent également. Bien que Dubaï soit connue pour exposer les œuvres de créateurs de la région arabe et de l’Asie du Sud, les artistes des Émirats arabes unis eux-mêmes étaient peu nombreux. Aujourd’hui, de jeunes artistes locaux sont représentés dans les galeries, comme Afra Al Dhaheri à la Green Art Gallery et Rand Abdul Jabbar chez Lawrie Shabibi. Tabari Artspace, qui exposait principalement des artistes modernes arabes, a signé avec un certain nombre de jeunes artistes, dont Maitha Abdalla, Hashel Al Lamki et la Palestinienne Aya Haidar, basée à Londres.
« Je suis très heureuse d’offrir des opportunités à de jeunes artistes, car je n’ai pas eu cette chance », confie Maliha Tabari, qui a suivi une formation d’artiste mais n’a pas persévéré, préférant créer sa galerie éponyme dans le complexe du Centre financier international de Dubaï il y a 20 ans. Et de poursuivre : « Aujourd’hui, on assiste à un changement à Dubaï : beaucoup de gens veulent acquérir des œuvres d’artistes plus jeunes ».
Tabari, qui est palestinienne et a grandi en Arabie saoudite, explique que le prix des pièces des jeunes artistes se situe entre 1 000 et 18 000 dollars, en fonction de la taille et du support, ce qui signifie qu’un collectionneur peut s’offrir « 20 pièces » pour le prix d’une seule œuvre moderne plus ancienne. « J’ai beaucoup de collectionneurs qui ont acheté des œuvres modernes et qui acquièrent maintenant de jeunes artistes émergents, précise-t-elle. Mais j’ai aussi beaucoup de nouveaux collectionneurs qui achètent des œuvres émergentes et qui viennent de l’étranger – de New York, du Danemark, d’Amsterdam, du Koweït, de l’Arabie saoudite ».
Il existe par ailleurs un phénomène exceptionnel : l’ouverture dans la région de musées très bien dotés financièrement. Le Guggenheim Abu Dhabi prépare son ouverture prévue pour 2025, en mettant l’accent sur les artistes internationaux, du Sud global et de la région. L’Arabie saoudite a ouvert son musée d’art contemporain (SAMoCA) dans le quartier de Jax, à Riyad, en novembre 2023, et d’autres musées sont en préparation, comme le Black Gold Museum de Riyad, dirigé par Jack Persekian, et le musée d’art contemporain d’AlUla, dont le nom n’a pas encore été dévoilé, et pour lequel Iwona Blazwick est conseillère, projet dans lequel le Centre Pompidou est impliqué.
La galeriste Lawrie Shabibi, qui a récemment exposé un certain nombre d’artistes modernes arabes, a connu quelques années de succès remarquable en raison de la demande des musées. L’artiste irakien Mehdi Moutashar, âgé de 81 ans, vient de faire l’objet d’une grande exposition au Mathaf à Doha. En octobre 2023, Lawrie Shabibi a vendu la majeure partie de son stand à Frieze Masters à Londres, une présentation solo de Mehdi Moutashar, à des institutions basées dans le Golfe et à d’autres musées internationaux. Un autre artiste de la galerie, Mohamed Ahmed Ibrahim, qui a fait partie de la première vague d’art émirati, a représenté les Émirats arabes unis à la Biennale de Venise en 2022.
Alors que la guerre entre Israël et le Hamas a affecté les résidents des Émirats arabes unis, dont beaucoup soutiennent la Palestine, certains considèrent Dubaï comme un nouveau refuge pour les artistes qui souhaitent s’exprimer sur cette guerre, en particulier dans le contexte d’une censure croissante aux États-Unis sur cette question.
Connaissance régionale
Du côté des ventes aux enchères, Christie’s relance également sa vente de printemps à Dubaï, qu’elle avait supprimée en 2019 en raison d’un ralentissement de la demande. L’année dernière, la dispersion s’est déroulée en ligne, avec une exposition des lots phares dans sa salle de Dubaï, la vacation ayant enregistré un taux de lots vendus de 93 %. Cette année, la vente sera à nouveau précédée d’une exposition de pièces maîtresses à Dubaï et organisée en ligne, et changera de nom, passant d’« Art du Moyen-Orient » à « Art moderne et contemporain ».
« Nous avons pensé qu’il était temps que la vente reflète plus fidèlement la région et ses spécificités, déclare Meagan Kelly Horsman, directrice générale de Christie’s Moyen-Orient. Nombre de nos vendeurs et acheteurs ne s’intéressent pas seulement à l’art de la région MENA [Moyen-Orient et Afrique du Nord] et de la diaspora, mais collectionnent des artistes du monde entier ». Le contenu de la vente sera principalement constitué d’œuvres d’artistes du Moyen-Orient, la plupart des autres pièces étant issues de la région du Sud.
Sotheby’s, quant à elle, a renforcé sa présence à Dubaï, avec douze employés (contre trois en 2017), et s’est également tournée davantage vers les ventes privées, vendant 50 % de lots en plus en privé en 2023 par rapport à l’année précédente. Elle a également organisé la première vente aux enchères sous plis scellés de Sotheby’s Dubaï, un nouveau format d’enchères en ligne qui se situe à mi-chemin entre une vente publique et une vente privée.
Que Dubaï soit un hub a toujours été la meilleure carte de visite d’Art Dubai, qui a suivi une voie différente de celle des autres foires se développant sur un modèle de franchise. Sa société mère, Art Dubai Group, a concentré ses événements dans la ville : Dubai Design Week, Global Grad Show et Downtown Design, qui ont tous lieu en novembre.
C’est en partie la stratégie du fondateur de la société, l’ancien banquier Ben Floyd, mais aussi le reflet du rôle informel que la foire a joué à Dubaï, où sa programmation non commerciale a une dimension éducative. En effet, le Salon soutient les jeunes artistes et s’efforce de faire émerger une scène de collectionneurs. En 2020, elle a ainsi lancé Dubaï Collection, une série d’expositions publiques qui puisent dans les principales collections hébergées à Dubaï, y compris celui du chef de l’État, le Sheikh Mohammed bin Rashid Al Maktoum, faisant ainsi office de musée contemporain dans une ville qui n’a jamais constitué de collection publique.
Les changements les plus récents d’Art Dubai reflètent les évolutions de la ville, en particulier celles de son industrie florissante de la Fintech, à laquelle la foire répond par une section numérique spéciale, en plein développement. Quant à la section moderne, qui a tendance à concentrer les éloges de la part des critiques, elle présente une exposition très attendue d’œuvres d’art postérieures à la Seconde Guerre mondiale, fruit des échanges entre l’Union soviétique et le monde arabe.
« Il est évident que Dubaï est en train de vivre un moment fort, déclare Benedetta Ghione. Mais j’espère vraiment que nous pourrons vivre ce moment d’une façon pertinente. En effet, une grande partie du travail que nous avons accompli ici a consisté à remettre en question les modèles existants. Devons-nous être une foire semblable à toutes les autres dans le monde ? Devons-nous présenter davantage d’art occidental mainstream et déjà bien connu et représenté ? Ou pouvons-nous réellement mettre en avant des voix qui ne bénéficient pas du même niveau de visibilité, afin d’être un lieu de découverte ? »
Art Dubai, 1er au 3 mars 2024, Madinat Jumeirah, Dubai, www.artdubai.ae