C’est une idée géniale qui n’avait jamais été réalisée : une exposition non pas sur les propos de Jacques Lacan sur l’art, mais sur la façon dont des œuvres d’art éclairent ses concepts, les précisent, tout en leur conservant leur complexité. L’initiative en revient à des psychanalystes, Paz Corona et Gérard Wajcman – dont les écrits avaient inspiré à Antoine de Galbert l’exposition inaugurale de La maison rouge, « L’Intime », en 2004. Ils ont fait appel aux historiens d’art Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé, lesquels ont apporté au projet leurs talents curatoriaux et théoriques. « Lacan, l’exposition » n’est pas un monument à Jacques Lacan, mais une réflexion à propos de ce que l’art dit de la psychanalyse, peut-être dans l’esprit des « 24 h Foucault », hommage de Thomas Hirschhorn au philosophe au Palais de Tokyo, en 2004, avec de nombreux penseurs et artistes, ou dans l’esprit de l’exposition de Marie-Laure Bernadac, « Leiris & Co. », au Centre Pompidou-Metz également, en 2015. L’ensemble de l’aventure se fonde sur la célèbre phrase de Jacques Lacan dans l’hommage qu’il fait au livre de Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein (1964) : « En sa matière, l’artiste précède toujours le psychanalyste. »
Vie et concepts
Un premier circuit est consacré à la personne de Jacques Lacan, introduit par un entretien télévisé conduit par Jacques-Alain Miller et filmé par Benoît Jacquot en 1974 : Télévision. « Nous avons d’abord voulu montrer la vie de Lacan, ses relations avec les artistes et les intellectuels », explique Marie-Laure Bernadac. Documents biographiques, photographies d’enfance, livrets scolaires et correspondance se succèdent dans les vitrines. Il est question de Salvador Dalí, Georges Bataille, Pablo Picasso, mais aussi de Maurice Merleau-Ponty, Roland Barthes ou encore Claude Lévi-Strauss. Jacques Lacan assiste à la première présentation publique d’Ulysse de James Joyce en 1921 – il est un visiteur assidu des librairies de Sylvia Beach et Adrienne Monnier.
En 1938, il se marie avec Sylvia Bataille, actrice de Jean Renoir, épouse séparée de Georges Bataille et belle-sœur d’André Masson. En 1944, il assiste à la représentation du Désir attrapé par la queue de Pablo Picasso chez Michel Leiris. Il commence son séminaire au numéro 3 de la rue de Lille, à Paris, en 1951, avant de le donner successivement à l’École normale supérieure et à la faculté de droit de l’université du Panthéon après Mai-68. Roland Barthes rend compte dans ses fiches (présentées dans l’exposition) de son expérience analytique avec Jacques Lacan en 1975 – et de son inconfort : « 3e consultation, Lundi 15 sept 1975. Toujours : malaise, inadéquation, trac, intuitivement quelque chose qui ne me plaît pas, contact très mauvais… » L’ampleur du personnage est pleinement suggérée, son aura internationale, les critiques dont il fait l’objet, la façon dont il y répond et dont son œuvre inspire la discussion.
Puis l’exposition se déploie sur plusieurs registres qui peuvent nourrir à la fois le non-initié, qui découvrira un ensemble de concepts lacaniens remarquablement exposés dans des textes courts et efficaces, et les initiés auxquels la profondeur des œuvres apportera des déplacements stimulants. Bernard Marcadé explique que trois niveaux sont mêlés dans chaque section : des œuvres sur lesquelles Jacques Lacan a porté un regard aigu comme Les Ménines de Diego Vélasquez (le tableau retourné, ce n’est que ce que l’on voit, effet de désillusion et de mélancolie) ; des artistes qui se sont inspirés de ses écrits comme Raymond Hains ; des œuvres choisies en écho à Jacques Lacan d’Annette Messager, Pierre Huyghe, Cerith Wyn Evans… Et Gérard Wajcman d’ajouter : « Nous montrons à la fois des œuvres anciennes qui anticipent la psychanalyse et des œuvres contemporaines qui semblent regarder Lacan rétroactivement. » Le spectre chronologique de l’exposition est en effet très large, avec des prêts formidablement divers : de Narcisse (1597-1599) de Caravage et Princesse X (1916) de Constantin Brancusi à des œuvres récentes de Saâdane Afif, Jean-Michel Alberola ou encore Madeleine Roger-Lacan.
Il faut alors se laisser porter par la contemplation et, peut-être, par un certain flottement d’une œuvre à l’autre et d’une section à l’autre. Dans celle consacrée au « Stade du miroir », Leandro Erlich a reconstitué le cabinet d’un psychanalyste dans lequel on peut s’allonger et se voir en analyste ou en analysé. Narcisse de Caravage éblouit, commenté par Gérard Wajcman comme l’image d’un être pleurant sa propre disparition, tandis que le miroir de Bertrand Lavier ne reflète qu’une silhouette brouillée, un presque rien. Alors il faut s’amuser de la célèbre séquence du film de Martin Scorcese, Taxi Driver : « Are you talking to me ? », scène reprise en 1999 par Douglas Gordon – car le cinéma est aussi présent dans cette foisonnante dérive.
Regards contemporains
« L’inconscient est structuré comme un langage », écrivait Jacques Lacan. En 1971, il invente le néologisme « lalangue », qui se déplie dans Palissade rossignolesque (1997) de Raymond Hains, duquel on découvre également les nombreuses annotations qu’il a portées sur des livres de Lacan dans un extrait de sa bibliothèque. C’est une palissade faite de skis de la marque Rossignol, une façon désopilante d’évoquer la langue des oiseaux. Les jeux de mots et les lapsus sont foison, de ceux de Jean Dupuy au babil de Ghérasim Luca. L’« Objet a » est évidemment présent, défini en 1950 comme « l’objet cause du désir », image du manque et de la chute. Le grand rideau de théâtre à moitié effondré, en forme de ciel magrittien, de Latifa Echakhch, La Dépossession (2014), étaye cette section aux côtés de Cumul I (1969) de Louise Bourgeois ou de dessins de Carol Rama.
La question du « Regard » est centrale, envisagée notamment à travers des œuvres de René Magritte : le Faux Miroir (1928), image d’un œil dont la pupille noire est entourée d’un ciel, ou La Condition humaine (1933), un tableau posé sur un chevalet devant une fenêtre, qui montre et dissimule à la fois le paysage qui semble se trouver derrière. Achetée par Jacques Lacan en 1955, la mythique toile de Gustave Courbet, L’Origine du monde (1866), est présentée avec le panneau qu’il avait commandé à André Masson pour la cacher – ou la révéler. L’homme apparaît donc comme collectionneur – de François Rouan également.
Au fil des salles, la pensée de Jacques Lacan est relue à l’aune de sujets très contemporains, comme celui du genre. « L’anatomie n’est pas le destin », écrivait-il en opposition à Sigmund Freud. Peut-être en avance sur les théories queers actuelles ? Pierre Molinier, Michel Journiac, Nan Goldin sont présents aux côtés du jeune Edi Dubien. À propos de la phrase « Il n’y a pas de rapport sexuel », est montrée la réplique du Grand Verre de Marcel Duchamp par Pascal Goblot, laquelle sera détruite au cours d’une performance le 24 mars 2024.
L’exposition se clôt par une sorte de petit feu d’artifice, un cabinet de curiosités, comme un lieu de libre association, et de pure jouissance, où semblent être accrochées toutes les œuvres qui n’avaient pas trouvé leur place ailleurs. Le dernier mot pourrait revenir à Arnaud Labelle-Rojoux qui écrit : « Kant avec Sade/ Sade et Kant »…
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« Lacan, l’exposition. Quand l’art rencontre la psychanalyse », 31 décembre 2023-27 mai 2024, Centre Pompidou-Metz, 1, parvis des Droits-de-l’Homme, 57000 Metz.