Si l’on voulait paraphraser le film de Spike Jonze Being John Malkovich (Dans la peau de John Malkovich, 1999), on pourrait sous-titrer l’exposition « Not Post-Modernism. Dan Graham and 20th Century Architecture », « Being Dan Graham ». L’objectif est semblable : effleurer le psychisme de Dan Graham (1942-2022) afin d’appréhender un tant soit peu son processus de création. Une aubaine à double titre, car, d’une part, cette thématique n’avait pas encore été abordée de cette manière et, d’autre part, cette exposition est la dernière dont l’artiste a assuré le commissariat avant sa disparition en février 2022.
Le choix de Dan Graham
Ce n’est pas un hasard si l’exposition se tient à Porto. Philippe Vergne, actuel directeur du Museu de Arte Contemporânea de Serralves qui la programme, a en effet bien connu l’artiste au gré de ses différents postes outre-Atlantique. Dan Graham avait lui-même un lien fort avec le Portugal. « Il s’y rendait régulièrement, car il était proche d’artistes portugais comme Mauro Cerqueira, souligne Philippe Vergne. Il adorait également les réalisations de la star locale de l’architecture, Álvaro Siza [prix Pritzker en 1992]. » De là cette proposition de commissariat d’exposition, mené en tandem avec Bartomeu Marí, conservateur et expert en architecture. « Dan Graham a choisi les architectes et les projets, précise Philippe Vergne. Il était primordial pour moi de faire cette exposition à Porto au regard de l’importance de l’architecture dans l’histoire de la ville. Certes, Álvaro Siza ne fait pas partie de la liste, mais Dan Graham disait que celui-ci prendrait de fait part à l’exposition, puisqu’elle aurait lieu au sein même du bâtiment qu’il avait dessiné [en 1996-1999].»
Si le panthéon d’architectes « grahamiens » dépasse largement cette sélection (comme en témoigne, au mur du musée, une immense photographie d’une bibliothèque débordant d’ouvrages prise dans l’atelier de l’artiste), Dan Graham a arrêté son choix à huit agences ou architectes : l’Atelier Bow-Wow (fondé en 1992 par Yoshiharu Tsukamoto, né en 1965, et Momoyo Kaijima, née en 1969), l’Italienne naturalisée Brésilienne Lina Bo Bardi (1914- 1992), le Néerlandais Johannes Duiker (1890-1935), le Norvégien Sverre Fehn (1924-2009), les Japonais Itsuko Hasegawa (née en 1941) et Kazuo Shinohara (1925-2006), l’Américaine Anne Tyng (1920-2011) et le Brésilien João Batista Vilanova Artigas (1915-1985).
Les Japonais d’Atelier Bow-Wow ont signé la scénographie, décapante. Afin de structurer l’exposition, le duo s’est inspiré du conte Les Trois Petits Cochons pour développer trois espaces distincts : le premier, carré, en bottes de paille ; le deuxième, circulaire, en bois (ou presque, en liège) ; le troisième, triangulaire, en briques. « Et dans le rôle du Grand Méchant Loup, s’amuse Philippe Vergne, on trouve… le postmodernisme ! Les Petits Cochons étant, métaphoriquement parlant, ces huit architectes qui lui résistent ! » Cette présentation est l’occasion de belles (re)découvertes, celle du moderniste Johannes Duiker par exemple.
La seconde partie de l’exposition, dans laquelle se déploie le travail de l’artiste (pas moins de 168 dessins et esquisses, ainsi qu’un bel ensemble de maquettes de ses célèbres pavillons de verre), permet de faire le lien avec les travaux des architectes montrés précédemment.
Une sélection emblématique
De l’ensemble sourdent, en filigrane, certaines des obsessions chères à Dan Graham, la géométrie en premier lieu. Celle-ci organise non seulement la pensée, mais aussi, par ricochet, l’architecture elle-même et la manière dont elle se construit. Une série de photographies en noir et blanc de la fameuse Maison-parapluie (1961) de Kazuo Shinohara montre ainsi les chevrons du toit s’ordonnant telles les baleines d’un parapluie de manière à offrir, en dessous, un plan entièrement libre. Il en est de même avec la propre maison d’Anne Tyng, datant des années 1950, dont on peut admirer les diagrammes complexes des charpentes, splendides dessins au crayon de papier. Plus tard, Anne Tyng fera d’une prolifération tous azimuts de tétraèdres une tour, la City Tower, restée à l’état de projet et illustrée ici par une impressionnante maquette. Diagonales et pans coupés sont aussi de la partie à l’instar d’une vidéo montrant la Maison à Uehara de Kazuo Shinohara avec ses fenêtres triangulaires et ses poteaux de béton en diagonale bousculant l’espace intérieur. Diagonales encore pour la maison Pony Garden d’Atelier Bow-Wow construite à Sagamihara, aux confins de Tokyo. Comme le détaillent des dessins numériques, cette étrange demeure est un lieu de vie entièrement pensé et organisé autour d’un poney.
Mise en œuvre dans ses propres pavillons de verre, la transparence est également un élément constitutif du vocabulaire artistique de Dan Graham. Elle est au cœur de la faculté d’architecture de l’université de São Paulo (Brésil) dessinée par João Batista Vilanova Artigas et érigée entre 1956 et 1969 : une « faille » visuelle traverse à l’horizontale un bâtiment dans lequel une myriade de puits de lumière éclairent les espaces de manière naturelle. La transparence se fait littérale avec le Yamanashi Fruit Museum (1997, près du mont Fuji) imaginé par Itsuko Hasegawa, qui regroupe une suite de verrières hétéroclites en forme de gouttes d’eau géantes.
Autre préoccupation incontournable de l’artiste et des architectes sélectionnés : l’inscription dans l’environnement. Ainsi, lorsque Lina Bo Bardi métamorphose une ancienne usine de conserves en un monumental centre culturel et sportif, le Sesc Fábrica da Pompeia, à São Paulo, elle intègre de part et d’autre des murs de celui-ci la rivière attenante et estompe par ce geste la frontière entre intérieur et extérieur.
On ne saurait évoquer Dan Graham sans aborder sa manière de mettre au jour les mécanismes de la perception et le point de vue du spectateur – au sens propre. Une vision que l’on retrouve chez Johannes Duiker lorsqu’il conçoit, avec subtilité, deux typologies contraires proposant deux façons de voir : d’un côté, le sanatorium Zonnestraal, à Hilversum (1925-1931, Pays-Bas), et ses salles rayonnantes ouvrant pleinement sur le paysage alentour ; de l’autre, le Handelsblad Cineac (1933-1934), à Amsterdam, un cinéma ovoïde judicieusement enchâssé dans un immeuble d’angle. Pour le Norsk Bremuseum, musée norvégien du Glacier qui abrite le Centre Ulltveit-Moe pour le climat (2002-2007), à Fjærland, Sverre Fehn quant à lui a disposé une passerelle borgne et oblongue dont l’extrémité devient un poste d’observation dudit glacier et de sa probable disparition en temps réel.
Enfin, dans le parc du musée et de la Fondation Serralves se dresse l’un des pavillons de Dan Graham. Intitulé Double Exposure, il inclut dans son dispositif une photographie du parc, comme une mise en abyme.
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« Not Post-Modernism. Dan Graham and 20th Century Architecture », 14 octobre 2023-31 mars 2024, Museu de Arte Contemporânea de Serralves, rua Dom João de Castro, 210, 4150-417 Porto, Portugal.