Le palais Stoclet, achevé en 1911, est considéré comme le chef-d’œuvre de Josef Hoffmann (1870-1956). Imaginé comme une œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk), l’édifice dénote la maîtrise complète par l’architecte de tous les aspects du bâtiment, depuis sa conception monumentale jusqu’aux moindres détails de sa finition, telle la composition géométrique des jardins. Tous les arts y sont représentés, avec une attention particulière portée à la musique – Josef Hoffmann a lui-même dessiné le piano Steinway des commanditaires – et à la décoration du grand salon, lequel est orné de la célèbre frise en mosaïque de Gustav Klimt. Ce dernier est un de ses amis proches, comme d’autres artistes autrichiens, tels les sculpteurs Franz Metzner (1870-1919) et Michael Powolny (1871-1954), dont les réalisations sont également présentes dans la demeure. Appréciées par le couple commanditaire, les esthètes, collectionneurs et mécènes Stoclet-Stevens, des œuvres des Belges Fernand Knopff, peintre (1858- 1921), et George Minne, sculpteur (1866-1941), sont, elles aussi, intégrées à l’architecture du lieu.
Les Stoclet–Stevens
Si le destin de cette famille n’est pas exceptionnel pour l’époque, il est cependant assez singulier au regard de la filiation et du parcours de ses deux protagonistes, Adolphe Stoclet (1871-1949) et Suzanne Stevens (1874-1960). Adolphe Stoclet est fils et petit-fils d’industriels belges ayant fait carrière dans les secteurs bancaires et ferroviaires, non seulement en Belgique, mais aussi en Iran, en Chine, puis – comme il allait quasi de soi à ce moment-là – au Congo. Plus sensible au domaine des arts qu’à celui des affaires, le jeune Adolphe, devenu libre-penseur, alors que sa famille est catholique, se trouve en porte-à-faux avec celle-ci qui, en outre, accepte difficilement son mariage avec Suzanne Stevens. Laquelle baigne également dans le milieu artistique, puisque son oncle est le peintre Alfred Stevens (1823-1906) et son père, le critique et marchand d’art Arthur Stevens (1825-1890). Après son divorce, ce dernier – alors père de deux filles, Jeanne et Juliette Stevens – retourne en Belgique et s’y remarie en 1871. Sa troisième fille, Suzanne, a donc deux demi-sœurs parisiennes, dont l’une, Juliette, deviendra l’épouse de Maurice Mallet. Leur fils Robert, né en 1886, prendra le nom de ses deux parents : Mallet-Stevens. Le futur architecte se rend régulièrement à Bruxelles pour voir sa tante par alliance et a ainsi l’occasion de suivre la progression du chantier du palais Stoclet, et sans doute d’y croiser Josef Hoffmann. L’influence de ce dernier est notoire, notamment dans la conception « cubiste » de la villa Noailles, à Hyères (Var), dont les commanditaires avaient eux aussi visité le bâtiment bruxellois.
En 1903, Adolphe Stoclet est envoyé à Vienne pour s’occuper d’une des nombreuses sociétés de son père. Le jeune couple découvre un milieu culturel florissant et rencontre rapidement Josef Hoffmann, auquel il commande une villa moderniste pour Bruxelles. Les choses s’accélèrent l’année suivante, après les décès successifs du frère aîné et du père d’Adolphe Stoclet. Se retrouvant à la tête de plusieurs entreprises actives en Europe et au Congo, le couple Stoclet-Stevens peut désormais lancer son projet de villa « les yeux emplis des splendeurs viennoises, les mains libres et les poches pleines 1* ».
À l’aube du XXe siècle, sous l’impulsion de Léopold II, la Belgique est une puissance coloniale d’importance avec le Congo. Comme on le reconnaît à présent, le développement de l’Art nouveau est étroitement lié à la colonisation (lire The Art Newspaper Édition française de mai 2023). Il en va de même pour le palais Stoclet, dont la construction a commencé en 1906. L’exploitation – devenue industrielle – des richesses naturelles du Congo ne pose aucun problème aux sphères dirigeantes et à la grande bourgeoisie belge qui y a énormément investi, avant de rapatrier tous les bénéfices de leurs sociétés dans la métropole. Adolphe Stoclet est un membre éminent de cette élite sociale et économique belge ; il ne peut donc « en aucune manière être réduit à l’image d’Épinal d’un doux rêveur et amateur d’art, dépensier et déconnecté des réalités financières 1* ».
« Sous le charme de la beauté »
L’exposition bruxelloise – qui s’appuie sur un premier accrochage au MAK, à Vienne 2* – propose un condensé de la carrière de Josef Hoffmann. Cet élève de l’architecte autrichien Otto Wagner (1841-1918) – dont il rejoint l’atelier après ses études – est, avec les plasticiens d’avant-garde Gustav Klimt et Koloman Moser, ainsi que l’architecte Joseph Maria Olbrich, un des cofondateurs de la Sécession viennoise en 1897. En réaction à l’académisme officiel, il s’agissait tout autant de développer les échanges entre créateurs européens, de renouveler les arts appliqués et de prôner un art total. Dès 1903, Josef Hoffmann et Koloman Moser fondent la Wiener Werkstätte (« Atelier viennois ») ; laquelle a pour vocation d’agrémenter et d’embellir le quotidien du plus grand nombre par la production de meubles et d’objets domestiques sobres et de qualité. Aussi inclassable que parfaitement identifiable, le style hoffmannien se situe à la frontière d’un Art nouveau – plus réservé que celui de l’architecte belge Victor Horta (1861-1947) ou du français Hector Guimard (1867-1942) – et d’un modernisme anticipant l’Art déco, avec ses formes géométriques et leurs aspects fonctionnels qui vont marquer les esprits.
Divisée en cinq chapitres chronologiques, l’exposition donne à voir une double traversée parallèle de l’œuvre de Josef Hoffmann. Architecturale d’abord, chaque section étant ponctuée de maquettes de ses bâtiments emblématiques, allant du révolutionnaire Sanatorium Westend (1904-1906), à Purkersdorf, au toujours actuel pavillon de l’Autriche dans les Giardini de la Biennale de Venise (1934), en passant par le spectaculaire Pavillon autrichien de l’Exposition internationale des arts décoratifs de Paris en 1925. Décorative ensuite, avec d’importantes pièces de mobilier, de luminaire, de vaisselle ou de joaillerie qui ont fait sa réputation et inspiré nombre de ses contemporains comme les générations suivantes. Josef Hoffmann opère par la suite une conversion au classicisme, manifeste dans le pavillon de Venise. Il a 68 ans quand Adolf Hitler annexe l’Autriche en mars 1938 et semble se satisfaire de ce nouveau gouvernement, puisqu’il accepte plusieurs commandes officielles, notamment pour la Wehrmacht. Sa stature et son influence dans l’élite politique et sociale autrichienne sont telles qu’il n’a étonnamment jamais été inquiété pour ses sympathies et ses accointances avec le régime nazi.
Les contextualisations coloniales et politiques sont soulignées dans le passionnant volet belge de la manifestation « Stoclet 1911 – Restitution » qui clôture le parcours. Outre des documents d’époque, un film permet une visite virtuelle – certes encore perfectible – du somptueux palais inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, mais toujours inaccessible au public. Cette restitution ne constitue qu’une première étape d’un travail scientifique élaboré visant à mieux (faire) connaître l’histoire de ce bâtiment exceptionnel et de la famille dont il porte le nom.
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1* Citations extraites de la brochure « Stoclet 1911 – Restitution », Bruxelles, Musées royaux d’art et d’histoire, 2023.
2* « Josef Hoffmann – Progress through Beauty », 15 décembre 2021-19 juin 2022, MAK – Museum für angewandte Kunst, Vienne, Autriche.
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« Josef Hoffmann – Sous le charme de la beauté », 6 octobre 2023 - 14 avril 2024, et « Stoclet 1911 – Restitution », 2 janvier 2023- 14 avril 2024, musée Art & Histoire, parc du Cinquantenaire 10, 1000 Bruxelles.
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À lire : Christian Witt-Dörring, Ursula Graf et Adrián Prieto, Josef Hoffmann. Sous le charme de la beauté, Veurne, Hannibal Books, 2023, 208 pages, 39,95 euros.