« Quand on me demande quelle est la romancière que j’admire le plus, c’est le nom de Murasaki Shikibu qui me vient aussitôt à l’esprit, avec un respect et une révérence extraordinaire […]. C’est le Marcel Proust du Moyen Âge nippon », confiait Marguerite Yourcenar au journaliste Matthieu Galey dans un livre d’entretiens (Les Yeux ouverts, Le Centurion, 1980). Nul, excepté l’auteure des Mémoires d’Hadrien (1951) et des Nouvelles orientales (1938) ne pouvait en effet le mieux saisir la profondeur et la subtilité de cet ouvrage rédigé entre 1005 et 1013 par une femme résidant à la cour impériale, pour un public en majorité féminin.
Présenté comme un récit véridique (monogatari), cet ample roman psychologique – et même le premier, si l’on en croit certains critiques littéraires – se déroule ainsi sur plusieurs dizaines d’années et décrit avec moult rebondissements la vie du prince Hikaru Genji, jeune homme doté d’une beauté extraordinaire, poète raffiné et charmeur de femmes. Avec ses quelque 200 personnages et le rythme effréné de ses épisodes, Le Dit du Genji est aussi un formidable réservoir d’histoires hautes en couleur qui ne cessent de féconder l’inspiration des artistes japonais. Car il y a bel et bien du Balzac dans cette comédie humaine « à la sauce nipponne », dans laquelle se nouent et se dénouent intrigues d’argent et de pouvoir, opposant séducteurs impénitents et épouses bafouées…
Or, si Le Dit du Genji est né il y a plus de mille ans, force est de constater que sa renommée n’a en rien perdu de son éclat au pays des cerisiers en fleurs. Les écoliers apprennent par cœur certains de ses poèmes, le grand public le redécouvre dans des films d’animation ou des mangas qui reprennent à satiété ses épisodes les plus célèbres.
Un vivier inépuisable
Relevant avec brio le défi de consacrer une exposition à une œuvre littéraire, le musée national des Arts asiatiques – Guimet, à Paris, remonte ainsi le temps et invite le public à goûter l’extrême raffinement qui entoura la création de ce chef-d’œuvre du premier quart du XIe siècle, féminin à plus d’un titre. On ne peut en effet comprendre le langage formel et la symbolique de cet envoûtant récit si l’on ignore le contexte sociétal et artistique qui l’a vu naître. « De nombreux romans avaient été écrits bien avant Le Dit du Genji. Mais leurs auteurs étaient des hommes, et leur contenu souvent proche des contes pour enfants, soit puéril, soit purement fantaisiste. Ces écrivains estimaient probablement que ce genre de littérature était suffisant pour les épouses des nobles de haut rang et les princesses auxquelles ils étaient destinés. […] C’est dans ce contexte que Murasaki Shikibu a été la première femme à écrire une œuvre réaliste s’adressant à la catégorie des lecteurs accomplis et lettrés dont elle faisait partie », explique la spécialiste Junko Yamamoto dans le catalogue qui accompagne l’exposition 1*.
Mais au-delà de sa nature romanesque et de sa description piquante des passions humaines, Le Dit du Genji développe une méditation mélancolique sur le caractère éphémère de l’existence et des choses. Point de hasard si les artistes nippons se sont plu à immortaliser sur les supports les plus variés (peintures sur soie, paravents, objets laqués…) des scènes tirées de ce roman-fleuve à forte connotation bouddhique.
Parmi les chefs-d’œuvre de l’exposition figurent ainsi de ravissants écritoires, boîtes à encens ou coffrets à compartiments multiples, qui reflètent l’univers délicat et sophistiqué de la cour impériale. Mais, c’est avec l’invention de la gravure sur bois au XVIIe siècle et le développement des ouvrages illustrés par des estampes que Le Dit du Genji engendrera davantage encore un flot d’images : tantôt fidèles au récit (comme chez Kitagawa Utamaro, Suzuki Harunobu et Utagawa Hiroshige), tantôt parodiques (à l’instar d’Utagawa Kunisada).
Loin de tomber dans les oubliettes de l’histoire, Le Dit du Genji connaît un regain de faveur au XXe siècle grâce au cinéma et à l’apparition d’un nouveau genre littéraire promis à un immense succès populaire : le manga. De la même manière que le Rāmāyana et le Mahābhārata ne cessent d’inspirer les cinéastes indiens (pour le meilleur et pour le pire !), le roman de Murasaki Shikibu demeure un vivier inépuisable pour les scénaristes comme pour les mangakas.
Une donation exceptionnelle
L’exposition du musée Guimet s’achève en apothéose avec la présentation des rouleaux du Dit du Genji tissés par le grand maître en art textile Itarô Yamaguchi (1901-2007). Offerts à la France en remerciement de l’introduction, au XIXe siècle, du métier à tisser mécanique Jacquard dans l’archipel, ces quatre œuvres monumentales sont montrées et déroulées pour la première fois dans leur intégralité. « Ce que je fais n’est pas une copie mais une création unique » se plaisait à dire le maître tisserand, qui consacra les trente-sept dernières années de sa longue activité professionnelle à confectionner ce chef-d’œuvre stupéfiant de virtuosité. Réalisés d’après des rouleaux peints datant du début du XIIe siècle (conservés au Tokugawa Art Museum, à Nagoya, et au Gotoh Museum, à Tokyo), ces longs chemins tissés nous subjuguent littéralement par la fraîcheur de leurs coloris et la sophistication de leurs détails, tels ces caractères calligraphiques en fils d’or et d’argent que l’on croirait tracés au pinceau !
Né à l’aube du XXe siècle dans une famille de tisseurs du quartier Nishijin à Kyoto, Itarô Yamaguchi semble en effet avoir transcendé les techniques et les époques pour hisser son art à des sommets de perfection. Faisant cohabiter entre elles plusieurs méthodes de tissage originaires du monde entier, cet artisan a bel et bien jeté une passerelle entre l’archipel nippon et la France, la tradition ancestrale et l’art textile dans sa contemporanéité la plus audacieuse. Nul doute que Marguerite Yourcenar se serait perdue avec délectation dans ces labyrinthes de soie bruissant de délicatesse et de poésie…
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1* À la cour du prince Genji. Mille ans d’imaginaire japonais, Paris, musée Guimet, Fondation franco-japonaise Sasakawa et Gallimard, 2023, 208 pages, 35 euros. Voir aussi Murasaki Shikibu, Le Dit du Genji illustré par la peinture traditionnelle japonaise, traduction de René Sieffert, Paris, Éditions Diane de Selliers, 2023, 3 volumes et 1 livret sous coffret, 1312 pages, 520 illustrations, 165 euros.
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« À la cour du prince Genji. Mille ans d’imaginaire japonais », 22 novembre 2023 - 25 mars 2024, musée national des Arts asiatiques – Guimet, 6, place d’Iéna, 75016 Paris.