En 1980, Roland Barthes publie La Chambre claire, un des plus beaux textes écrits sur la photographie. Cette réflexion autour de la nature du médium est aussi une œuvre très personnelle, animée par la volonté de retrouver, à travers l’image, « la vérité du visage » de sa mère après son décès quelques années plus tôt. Pour faire face à ce deuil, le sémiologue avait commencé à rédiger des notes 1*. L’une d’elles, datée du 15 décembre 1978, a donné son titre à l’exposition : « Sans doute je serai mal, tant que je n’aurai pas écrit quelque chose à partir d’elle. »
Comme Roland Barthes, les vingt-cinq artistes dont les œuvres occupent les deux niveaux du BAL, à Paris, ont ressenti la nécessité de représenter leur mère et d’explorer ce lien qui les unit à elle. Certains l’ont fait ponctuellement, s’écartant de leur registre habituel pour rendre hommage à celle qui leur a donné naissance. Connu surtout pour son travail de documentaire social en couleur, le photographe britannique Paul Graham a ainsi immortalisé le temps suspendu de la vieillesse au travers d’une série de portraits de sa mère assise dans le fauteuil où elle prend place chaque jour, observant le paysage depuis la fenêtre de sa maison de retraite. Pour d’autres, la figure maternelle est présente en filigrane dans l’ensemble de leur travail. C’est le cas notamment de Michel Journiac qui a fait grand usage de la perruque de sa mère tout au long de son œuvre ou encore de Sophie Calle pour laquelle on connaît l’importance de Monique, sa mère, qu’elle ne cesse de raconter et dont elle emmène les bijoux en Arctique, exauçant post mortem son rêve de visiter le pôle Nord.
Des années 1960 à nos jours, qu’ils prennent leur mère pour sujet, qu’ils se confrontent à sa représentation impossible ou qu’ils l’invitent à prendre part activement à la création, les artistes conviés au BAL varient considérablement par leur ton, leurs questionnements et leur langage formel. Tous sont néanmoins unis par une démarche allant bien au-delà du témoignage intime, donnant à leur œuvre une résonance universelle, qui laisse parfois entrevoir une critique sociale ou politique. Sans prendre trop de risques, l’exposition rassemble des propositions étonnantes et parfois inédites.
Une figure de l'origine
Dialoguant avec des textes de créateurs ou de théoriciens ayant un rapport à l’image – Roland Barthes, Chantal Akerman, Pier Paolo Pasolini ou Hervé Guibert –, les œuvres se déploient devant nos yeux comme une constellation. La commissaire Julie Héraut n’a voulu imposer ni chapitre ni chronologie au regard du visiteur, lequel construit son propre parcours au fil des émotions et réflexions que ces créations peuvent faire naître en lui. L’intimité du sujet appelait cette liberté.
Plusieurs thématiques irriguent toutefois l’accrochage. Sont soulevées notamment les questions de l’origine et de la figure éternellement énigmatique d’une mère que l’on pense pourtant si bien connaître. Lorsqu’elle découvre trois portraits pris par son père quelques heures avant que sa mère lui donne naissance, l’artiste iranienne Asareh Akasheh, fascinée par la force qui se dégage de celle-ci, soumet ces trois images à un processus expérimental, les tirant et les retirant pour recréer jusqu’à l’épuiser ce moment originel. Pour Gao Shan, enfant adopté, c’est une mère nouvelle, étrangère, longtemps considérée comme illégitime qu’il a fallu apprendre à apprécier pour qu’une relation puisse être apprivoisée.
Chez Anri Sala, la question de l’origine prend une tournure politique lorsqu’il retrace le passé militant de sa mère au sein des Jeunesses communistes d’Albanie et la confronte à cet engagement dans son premier film titré Intervista (1998). Il apparaît lui aussi devant la caméra, rappelant que ce passé maternel est aussi son héritage, à lui, son fils. Ce questionnement sur l’héritage est une autre thématique soulevée par l’exposition. En tant qu’enfant, que faire de ce passé, de l’histoire de notre mère, qu’elle nous soit transmise ou, au contraire, tue ? LaToya Ruby Frazier use de la photographie pour conjurer le passé de sa mère et recréer un lien avec cette dernière après qu’elle a été happée par les addictions à la drogue qui ont touché de nombreux habitants de Braddock, une ville américaine en plein déclin industriel. Plus loin, la série Belgravia, qui documente la vie de la haute bourgeoise britannique sous le gouvernement de la Première ministre Margaret Thatcher, est aussi un moyen pour la photographe Karen Knorr d’interroger avec ironie la classe sociale transmise par sa mère.
Des portraits en creux
Certaines œuvres se placent du côté de la transgression et repensent, voire défient, l’ordre moral. Tous les cinq ans, l’Islandais Ragnar Kjartansson prend rendez-vous avec sa mère qui, vingt minutes durant, sans qu’un mot ne soit échangé, lui crache dessus. Face à cette vidéo, la répétition fait rapidement basculer le malaise vers l’absurde et le burlesque, laissant éclater la joie de la transgression. C’est aussi l’humour qu’Anna et Bernhard Blume utilisent pour «punir» la mère de ce dernier qui avait voulu s’imposer dans le duo d’artistes qu’il forme avec sa femme. La dérision permet enfin à l’Américaine Ilene Segalove de railler le mode de vie bourgeois californien qu’incarne sa mère.
Enfin, la question de l’absence est au cœur de l’exposition. Cette absence est parfois seulement géographique, comme pour Mona Hatoum séparée de sa mère pendant huit ans par la guerre du Liban, ou pour Chantal Akerman, dont le film News from Home (1977) fait défiler des vues de New York, où l’artiste est installée, au son de la voix maternelle racontant dans des lettres son quotidien qui se poursuit, sans elle, à des kilomètres de là. Une absence-présence qui témoigne de la persistance de la figure maternelle sur nos vies d’adultes en formation autant qu’une volonté d’émancipation. À l’étage inférieur, son pendant textuel, un extrait du livre Ma mère qui rit, que Chantal Akerman publie en 2013, offre un témoignage bouleversant sur sa relation à sa mère malade.
Et quand notre mère disparaît, que nous reste-t-il de son corps sinon ses vêtements et parures ? Rebekka Deubner, Miyako Ishiuchi et Lebohang Kganye, chacune de ces artistes se réapproprie avec une grande poésie ces objets qui désormais incarnent leur mère, pour former un portrait en creux, mais aussi lui dire adieu. Car, comme l’indique son titre ambigu, l’autre fonction des œuvres de cette exposition est pour les artistes de quitter leur mère, « partir d’elle » pour mieux (re)naître.
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1* Ces notes ont été publiées en 2009 dans l’ouvrage Journal de deuil par les éditions du Seuil.
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« À partir d’elle. Des artistes et leur mère », 12 octobre 2023 - 25 février 2024, LE BAL, 6, impasse de la Défense, 75018 Paris.