Cette année, la foire de Marrakech se déploie aussi à Dada. Pourquoi avoir choisi cette extension ?
La Mamounia est l’écrin le plus beau que l’on puisse offrir aux artistes africains. Mais Dada est aussi l’espace le plus ouvert sur le reste de la population de Marrakech. Ce contraste est assez incroyable, l’énergie est complètement différente. Les galeries qui sont là-bas sont les plus jeunes. C’est aussi la génération émergente d’artistes qui est présentée à Dada. Nous avons cette année 21 stands à la Mamounia et 7 à Dada, cela permet d’avoir une présentation plus aérée. 14 enseignes viennent du continent africain. Le fait que l’on soit basé dans un pays plus francophone qu’anglophone attire des galeries venant de pays d’Afrique où l’on parle français. Nous avons ainsi beaucoup d’enseignes du Sénégal, et du coup de nombreux collectionneurs du pays qui suivent leurs enseignes. Certains marchands préfèrent réaliser leurs transactions en français. Et Marrakech est aujourd’hui la seule ville francophone de 1-54, New York et Londres étant des villes anglophones. À Marrakech, les collectionneurs viennent plutôt du Maroc, de France, de Belgique, d’Afrique de l’Ouest. Nous avons aussi pas mal de gens de Tunisie. Le positionnement géographique importe.
Le Maroc est-il aujourd’hui un lieu essentiel en Afrique pour l’art contemporain et son marché ?
Il se positionne vraiment comme l’un des leaders de la culture aujourd’hui. Il y a déjà quelques années, au niveau économique, le Maroc a décidé de se tourner vers l’Afrique du point de vue des affaires, des banques, et même des lignes aériennes. Nous-mêmes, avec 1-54, nous faisons de Marrakech une plateforme internationale basée sur le continent africain. Beaucoup d’artistes sont très fiers de pouvoir réexposer sur le continent. Nous avons la chance d’avoir cette année une galerie du Ghana, la Gallery 1957, dont l’un des artistes phares est Amoako Boafo qui a une cote sur le second marché assez incroyable et qui est un exemple de réussite. Sa dernière exposition était chez Gagosian [à New York en 2023], donc il est vraiment très établi. Il a accepté de participer parce que nous sommes basés à Marrakech, il ne veut pas faire nos foires de Londres ou de New York, seulement ici. Les artistes ont une grande fierté de pouvoir montrer leurs œuvres et de développer un écosystème sur le continent africain.
D’autant plus qu’il n’existe pas énormément de grandes foires sur le continent africain…
Il y en a une au Nigeria. Les deux d’Afrique du Sud sont excellentes et font un travail incroyable, mais elles sont tournées vers une audience vraiment locale. Je ne connais pas beaucoup de gens qui voyagent pour aller à ces foires qui sont aussi assez éloignées géographiquement. Nous avons maintenant un groupe de collectionneurs qui nous suivent à Londres, à New York, nous avons pu organiser 1-54 à Paris pendant deux ans. Cela nous a beaucoup aidés d’avoir une marque internationale plutôt qu’uniquement locale. Mais la chose dont je suis la plus fière, c’est que les artistes et les galeries ont vraiment l’ambition de participer particulièrement à Marrakech, sur le continent africain.
Cette année, vous organisez des rencontres autour de lieux de résidences en Afrique.
Oui, c’est un concept que l’on voit se développer en Afrique et ce sont souvent des artistes eux-mêmes qui en sont à l’initiative. La plus connue en Afrique, c’est sûrement Black Rock Global Arts Foundation parce qu’ils bénéficient de Kehinde Wiley en tant qu’ambassadeur et les fonds dont ils disposent sont assez incroyables, provenant surtout des États-Unis. Nous avons signé ensemble un partenariat pour les deux prochaines années. Des résidences se développent aussi à Marrakech, grâce à un groupe de personnes et à des hôtels qui accueillent des artistes. Dans les discussions, nous abordons ce que l’on peut faire avec les résidents pour dresser une liste de bonnes pratiques et faire bénéficier à ceux qui se lancent à peine de l’expérience des pionniers. En Afrique, nous avons une culture du partage qui est assez unique.
Du point de vue du marché, voyez-vous une augmentation du nombre des acteurs, des collectionneurs et de la cote des artistes en Afrique ?
Concernant l’augmentation de la cote, c’est certain. Nous nous sommes penchés sur cette question au moment des 10 ans de 1-54 à Londres. Nous avons pris en compte certains artistes qui ont commencé avec nous sur cette foire ou d’autres qui y ont présenté leur travail depuis 2013. Leur cote à tous a augmenté entre 60 % et 300 %, aussi bien dans leurs galeries que dans les maisons de vente. Mais aux enchères, le marché est encore très jeune et petit. Il va falloir continuer à fournir des efforts pour soutenir ce marché. Sur le continent, les jeunes collectionneurs se tournent plus vers les galeries au lieu d’acheter directement chez l’artiste. Le modèle reste occidental, celui des foires, des galeries. Je connais beaucoup de collectionneurs qui sont les grands mécènes de certains artistes, et depuis des années en Afrique. Une nouvelle génération de collectionneurs est beaucoup plus à l’aise avec le principe de la galerie, celui de venir acheter dans les foires. La bourgeoisie africaine qui a davantage de moyens se développe aussi.
Le profil des collectionneurs que vous voyez à New York, à Londres ou ici à Marrakech est-il très différent ?
New York est bien évidemment très fort, avec cette force du marché américain, le nombre des institutions aux États-Unis. Donc un artiste présenté à un curateur qui va l’inviter dans une exposition de groupe ou une résidence américaine va immédiatement se positionner dans un réseau. Mais il y a en parallèle de plus en plus de possibilités pour les artistes africains de rester en Afrique, de bénéficier de la résonance des réseaux sociaux, des découvertes en ligne. Il existe de plus en plus de rencontres entre collectionneurs étrangers et ces artistes sur les plateformes des médias sociaux, sur Internet. Je vois revenir certains collectionneurs à la foire avec une vraie connaissance du marché et de ce qu’ils voient. Au début, nous avons beaucoup monté de programmes d’éducation, de forums, de discussions et je pense que ça a porté ses fruits. Aujourd’hui, les collectionneurs qui viennent sont vraiment très sophistiqués, ils connaissent bien la photographie africaine par exemple. Les choses qui ont le plus de succès à Marrakech, ce sont les visites d’ateliers, il y en a beaucoup, et les gens sont vraiment très intéressés. Contrairement à l’Europe, les studios sont assez fantastiques parce qu’ils offrent beaucoup d’espace. Les artistes ont la possibilité de montrer des choses ambitieuses.
De plus en plus de galeries s’installent à Marrakech, comme cette année la Loft Art Gallery. Comment voyez-vous cette évolution sur les dix dernières années ?
Au début, seuls le Maroc, l’Afrique du Sud et le Nigeria avaient ce genre d’écosystème. Par exemple, dans un pays comme l’Éthiopie, il n’existait qu’une galerie d’art contemporain à Addis-Abeba, la capitale. Aujourd’hui, nous avons la chance d’en voir émerger plusieurs pour pouvoir représenter plus d’artistes de leur ville. Il en est de même en Côte d’Ivoire. Au départ, il existait Cécile Fakhoury qui faisait un travail extraordinaire, qui a pu se développer à Paris, au Sénégal, etc. Aujourd’hui, je vois deux ou trois autres galeries que nous approchons. Elles sont plus récentes, elles ont moins d’expérience sur le marché international, mais elles soutiennent les plus jeunes artistes. Il existe un réseau qui s’agrandit de galeries et d’artistes, même s’il reste petit. Au Bénin, s’est ouvert aussi récemment [en 2021] la Borna Soglo Gallery [à Cotonou] qui représente un artiste que j’aime beaucoup, Thierry Oussou, qui vit à Amsterdam.
Vous avez organisé deux éditions à Paris. Avez-vous d’autres projets dans la capitale française ?
Oui, ce n’est pas terminé. Il était important que nous puissions reprendre nos marques à Marrakech avant de retourner à Paris. Cette dernière ville nous a offert une plateforme extraordinaire pour organiser la foire pendant que Marrakech était fermée à cause du Covid. Les galeries ont été fragilisées, et il était important que nous revenions sur le continent africain. Je pense que nous allons avoir une opportunité très vite à Paris. Il y a aussi une autre foire qui se développe dans la capitale française depuis plusieurs années [Akaa], que nous aimons beaucoup. Nous ne serons pas là pour lui faire trop d’ombre non plus et nous ne choisirons pas les mêmes dates. Paris nous a permis de comprendre que nous pouvions y être seuls sans être une foire satellite. Nous y avons fait notre événement en janvier, et cela avait très bien marché.
Ne pourrait-on pas imaginer par exemple une semaine de l’art africain à Paris au moment de 1-54 ?
Mais oui, tout à fait. Nous en discutons beaucoup. Les musées en France sont très bien organisés, leurs programmations sont souvent prévues un ou deux ans à l’avance, donc il faudrait prévoir en amont un circuit. Après, il faut voir comment ne pas cannibaliser Marrakech en organisant une édition en France. Il est vraiment nécessaire de trouver un angle particulier. Mais nous reviendrons probablement très vite à Paris, beaucoup plus vite que vous ne le pensez, l’année prochaine ou celle d’après.