De l’univers de la mode, on ne cite le plus souvent que les créateurs les plus médiatisés, laissant assez facilement dans l’ombre des créatrices tout aussi déterminantes, de Jeanne Lanvin à Madame Grès (Alix Barton), de Gabrielle Chanel à Elsa Schiaparelli, de Vivienne Westwood à Rei Kawakubo. De même dans la photographie de mode, alors que ce domaine doit presque tout aux pionnières Louise Dahl-Wolfe et Toni Frissell, sans oublier Dominique Issermann, Sheila Metzner, Annie Leibovitz, Ellen von Unwerth, Corinne Day ou encore Viviane Sassen (présentée jusqu’au 11 février 2024 à la Maison européenne de la photographie, à Paris). L’Américaine Deborah Turbeville (1932-2013) se voit, quant à elle, honorée d’une importante rétrospective à Photo Élysée, à Lausanne.
Durant les années 1970-1980, en totale rupture avec l’hypersexualisation prônée par Guy Bourdin ou Helmut Newton, Deborah Turbeville développe, au fil des commandes de magazines prestigieux tels Harper’s Bazaar, Vogue et The New York Times, une approche narrative de la photographie de mode, quasi cinématographique, empreinte de mystère, de fragilité et de douceur. À l’instar de Sarah Moon pour Cacharel, son esthétique hors du temps deviendra sa signature à part entière, s’accordant à l’univers des maisons de haute couture Valentino ou Emanuel Ungaro, et à celui des marques Yohji Yamamoto ou Comme des garçons.
Le cinéma comme influence
Née en 1932 dans une famille de la bonne société bostonienne, au cœur de la Nouvelle-Angleterre, région au nord-est des États-Unis prisée par les intellectuels, écrivains et poètes des deux sexes, Deborah Turbeville s’en démarque pourtant par son anticonformisme radical. Une de ses premières séries de mode, réalisée en 1975 pour Vogue dans les bains publics condamnés de New York, fera ainsi l’objet d’un débat passionné. Certains la détesteront pour son esthétique morbide et misérabiliste quand d’autres l’encenseront pour son audace plastique et sa sensualité mélancolique. Elle-même en dira : « Les gens se sont mis à parler d’Auschwitz, de lesbiennes et de drogues. Tout ce que j’avais fait, c’était d’essayer de bien placer cinq figures dans l’espace. Parfois les meilleures choses que l’on fait, les choses les plus controversées ont été faites dans la plus grande innocence. » Mais cette série est surtout le résultat d’une analyse attentive des cinémas expressionnistes allemand et russe des années 1920, des films des Italiens Michelangelo Antonioni ou Luchino Visconti, ceux des Français Alain Resnais – en particulier L’Année dernière à Marienbad, sorti sur les écrans en 1961 et dont le scénario est signé Alain Robbe-Grillet – et Marguerite Duras – India Song, dans sa version cinématographique, date de 1975. L’actrice française Isabelle Weingarten, proche des cinéastes de la Nouvelle Vague, fut d’ailleurs l’une de ses mannequins fétiches.
Les voyages en France de Deborah Turbeville furent nombreux. Lors de certains d’entre eux, elle ira sur les traces d’Eugène Atget en photographiant les passages parisiens, le château et les jardins de Versailles et du Trianon (grâce au soutien de Jacqueline Kennedy-Onassis), ou les Beaux-Arts de Paris. Et, à chaque fois, ce sont de véritables séquences savamment scénarisées et mises en scène qui entremêlent, entre chien et loup, un étirement absolu du temps, des éblouissements de lumière comme des pénombres denses et profondes, et la présence mystérieuse de modèles d’une beauté quasi évanescente.
À travers le temps et l'espace
L’exposition, réalisée par Nathalie Herschdorfer, directrice de Photo Élysée, à partir du fonds de la MUUS Collection (basée à Tenafly, dans le New Jersey), livre avec bonheur la matrice de ces publications d’anthologie. Entre journal intime, scrapbook de travail, storyboard rédactionnel et atlas visuel, les photocollages présentés – en particulier ceux du photoroman Passport. A photo novella by Deborah Turbeville – dédoublent et dupliquent les approches presque obsessionnelles que la photographe a du corps féminin. Lequel prend tour à tour la forme de statues de plâtre ou de marbre, de vestales s’observant sans vraiment s’affronter, voire de fantômes diaphanes se frôlant sans vraiment se rencontrer. Aussi tout ici n’est-il qu’accidents, fragments, lambeaux, déchirures que Deborah Turbeville suture ou rapièce à l’aide d’adhésifs, d’épingles ou d’agrafes. De page en page, les couches d’images s’y superposent selon une sédimentation sans début ni fin du rêve et du fantasme, de la sensation et de l’émotion. Tout s’y déroule symboliquement entre les grains de l’image, les matières du temps et les failles des regards. Ces images retracent surtout une cartographie de la féminité particulièrement précise, juste et émouvante. « Je vais dans l’univers privé d’une femme, là où vous n’allez jamais », en dit-elle. Si Deborah Turbeville n’était pas Américaine et photographe de mode, on la classerait en France dans le registre fécond des « mythologies individuelles » et l’on rapprocherait son travail des expérimentations d’Anne et Patrick Poirier pour seul exemple.
Dans les années 1990, elle poursuit une œuvre plus personnelle et voyage au Guatemala et au Mexique sur les traces de Frida Kahlo, puis à Saint-Pétersbourg sur celles de Fiodor Dostoïevski. Là, elle ouvre sa photographie à une pratique du portrait qui élève chaque personne au statut d’icône ou d’emblème, voire de personnage romanesque. Plus que la réunion d’une suite magnifique de photographies, l’exposition n’est qu’un seul et même travelling infini à travers le temps et l’espace même de Deborah Turbeville. On peut le remonter à contre-courant ; on peut également s’y laisser porter au hasard du courant jusqu’à des rivages inconnus aussi fascinants qu’intrigants. Comme l’évoquait Paul Verlaine dans « Mon rêve familier » : « Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant / D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime, / Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même / Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend […] Son regard est pareil au regard des statues, / Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a / L’inflexion des voix chères qui se sont tues. » Saturniennes, les visions photographiques de Deborah Turbeville sont faites de cette étoffe.
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« Deborah Turbeville. Photocollage », 3 novembre 2023 - 25 février 2024, Photo Élysée, place de la Gare, 17, 1003 Lausanne, Suisse.