Né en 1860 et décédé en 1949, James Ensor aura marqué les grands courants picturaux au tournant des XIXe et XXe siècles, de l’impressionnisme à l’expressionnisme. Il s’en singularise cependant très vite en poursuivant une carrière hors des sentiers battus, à l’exemple de son franc-parler dont témoignent ses nombreux écrits. Une première salve d’expositions à Ostende et à Bruxelles cet hiver lance la commémoration du 75e anniversaire de sa mort. La seconde aura lieu à l’automne dans les quatre principaux musées d’Anvers.
ENTRE TRADITION ET MODERNITÉ
Les recherches actuelles amènent de plus en plus à considérer James Ensor comme appartenant au petit groupe d’artistes européens avant-gardistes qui, à la fin du XIXe siècle, a libéré la peinture de l’héroïsme romantique et du réalisme banal. On estime ainsi, qu’à l’instar du Norvégien Edvard Munch ou de l’Allemand Emil Nolde, sa peinture est incontournable pour comprendre les origines et le développement du modernisme au cours du XXe siècle. Après avoir un moment penché vers l’impressionnisme au début des années 1880, au sein du célèbre cercle bruxellois d’avant-garde Les XX, avec lequel il exposa quelques tableaux, et bien que sa participation au mouvement constitua une étape importante pour lui, il décide d’emprunter de nouvelles directions. Il diversifie son œuvre, tant dans les thématiques que dans la technique, en activant ses couleurs, lesquelles, plutôt sombres à l’origine, acquièrent une force d’expression des plus caractéristiques, jusque dans ses nuances les plus raffinées, comme en attestent ses exceptionnelles natures mortes. On a ainsi pu dire de lui, qui était « jusqu’alors un artiste qui ne cessait d’enfreindre les règles du jeu, [qu’] il devient [à partir de cette date] un artiste qui en réécrit les règles ». La donne change radicalement : prédilection pour les formes capricieuses, appétit pour l’iconographie du grotesque, attrait certain pour les images hilarantes, sinon infernales. Cette vision parfois apocalyptique du bien et du mal, de la luxure ou des pulsions, s’inscrit dans une imagination très libre et décomplexée, laquelle, pour une part, ne manque pas, à certains moments, de faire penser à son aîné et compatriote tout aussi iconoclaste, Félicien Rops.
On ne peut cependant dissocier, du moins au cours de la première période de sa carrière, l’existence de James Ensor de sa peinture. Celle-ci est emplie de références et de détails renvoyant à son environnement familial, sa vie à Ostende (de son port de pêche à ses quartiers bourgeois), la réception, bonne ou mauvaise, de son art par ses pairs, en particulier à l’occasion des Salons auxquels il participe à la fin du XIXe siècle. Pour saisir tous ces éléments et percevoir son œuvre dans toutes ses dimensions, une visite de La Maison de James Ensor, à Ostende, récemment rénovée, s’impose. L’univers quotidien du peintre apparaît tel qu’il est resté après son décès, notamment la pièce qui lui servait d’atelier avec son papier peint à motifs bleus, son piano et son harmonium, le tout surmonté d’une copie à l’échelle de son chef-d’œuvre L’Entrée du Christ à Bruxelles en 1889 (J. Paul Getty Museum, Los Angeles). Mais on découvre surtout le magasin de sa tante au rez-de-chaussée de l’immeuble qu’il occupa à partir de 1916 et dont il s’empressa de fermer immédiatement les volets pour ne plus jamais les rouvrir. Rien n’a donc bougé depuis plus d’un siècle : coquillages, étoiles de mer, masques chinois et japonais, peuplant ses tableaux, sont savamment disposés dans leurs vitrines d’origine, tout comme les vases chinois de tailles diverses alors en vogue. Sont ainsi mises en place les pièces d’un puzzle qui permettent de mieux saisir la provenance du grotesque et du fantastique abondant dans son œuvre ; de même que les allusions à sa famille ou ses proches dont on aperçoit d’élégants portraits photographiques.
AUTOPORTRAITS ET NATURES MORTES
Si l’on ne sait rien de sa vie privée – au point que l’on se demande s’il en avait une –, c’est grâce à ses nombreux autoportraits que James Ensor se révèle quelque peu. Il réalise le premier en 1879, à l’âge de 19 ans. Il en peint et dessine beaucoup, avec un sens aigu de l’introspection, au cours de la décennie suivante – dont le célèbre Autoportrait au chapeau fleuri (1883-1888, Mu.ZEE, Ostende). La photographie l’accompagne en ce domaine et lui permet des mises en abyme dans son atelier. Les autoportraits se font plus rares par la suite, sa notoriété grandissante en étant sans doute la principale raison. De 1932 jusqu’à sa mort, il n’en peint qu’à peine une douzaine, dont fait partie Ensor aux masques (1935, collection particulière), considéré comme un autoportrait testamentaire. Il se représente avec un chapeau à plumes et une palette à la main, sous un arc-en-ciel, entouré d’un cortège de masques de carnaval.
L’exposition ostendaise « James Ensor et la nature morte en Belgique de 1830 à 1930 » est la première à se concentrer sur ce sujet, lequel occupe une place importante dans le corpus pictural de l’artiste. À une cinquantaine de peintures viennent s’ajouter de précieux dessins en provenance du musée des Beaux-Arts de Tournai. Cette sélection s’étend des œuvres « bourgeoises » de sa jeunesse aux pièces éthérées et oniriques de la dernière période de sa vie, en passant par les natures mortes tourmentées des années 1880. Cet ensemble, regroupé dans l’exposition, sert de référence incontournable à un vaste panorama de la pratique de la nature morte en Belgique de 1830 à 1930. La qualité et la complexité de celles du maître d’Ostende se distinguent clairement lorsqu’elles sont ainsi replacées dans le contexte assez académique de ses contemporains.
L’accrochage correspond à celui de l’époque – c’est-à-dire linéaire et chargé – et propose une lecture, sous la forme d’un défilé ininterrompu, d’un pan de l’histoire méconnue, car oubliée, de l’art belge. Parmi la trentaine d’artistes exposés émergent quelques personnalités hors du commun qui ont également abordé ce motif bien particulier : Louis Thevenet, Léon Spilliaert, Gustave van de Woestyne, Jean Brusselmans et, bien entendu, Rik Wouters, soit les plus modernes d’entre eux, représentés par quelques toiles significatives.
À Ostende :
« Rose, Rose, Rose à mes yeux. James Ensor et la nature morte en Belgique de 1830 à 1930 », 16 décembre 2023-14 avril 2024, Mu.Zee, Romestraat 10, 8400 Ostende.
« James Ensor : Autoportraits », 21 mars-16 juin 2024, La Maison de James Ensor, Vlaanderenstraat 29, 8400 Ostende.
À Bruxelles :
« James Ensor. Inspired by Brussels », 22 février-2 juin 2024, KBR (Koninklijke Bibliotheek/ Bibliothèque royale), Mont des Arts 28, 1000 Bruxelles.
« James Ensor. Maestro », 29 février-23 juin 2024, Palais des Beaux-Arts, rue Ravenstein 23, 1000 Bruxelles.