Créé en 2013 par le directeur du groupe Talan Behjet Boussofara et piloté par la galeriste tunisienne Aïcha Gorgi, le concept Talan l’Expo a convié cette année dix-neuf artistes contemporains à collaborer avec des artisans spécialisés dans les métiers du tissage et du tressage. Sous la houlette de Ludovic Delalande, l’exposition « Hirafen » – néologisme forgé à partir des termes « hirafi » et « fen » désignant l’art et l’artisan – s’est appuyée sur l’expertise de Laurence Touitou et Olfa Trabelsi, lesquelles ont ouvert au commissaire d’exposition français les portes d’ateliers textiles du pays, dont celui de Nejib Belhadj installé dans la ville côtière de Mahdia. « La manifestation est basée sur le partage, le dialogue, l’échange, résume Ludovic Delalande. Les artisans sont toujours ceux qui font, jamais ceux qui racontent ou écrivent. L’idée était, dès le départ, de révéler l’artisanat tunisien avec le concours d’artistes contemporains. »
De son côté, Nejib Belhadj, qui a fondé en 2014 son atelier de broderie, Tilli Tanit, en salariant ses employées et en leur offrant une couverture sociale, ne tarit pas d’éloges sur les discussions qu’il a pu avoir avec quatre des plasticiens de l’exposition : Ali Tnani, Meriem Bouderbala, Aymen Mbarki et Chalisée Naamani : « Les artistes avec lesquels j’ai travaillé m’ont amené dans un autre monde. J’ai essayé de trouver les couleurs, les matières, les points qui pouvaient répondre à leurs attentes respectives ». Ainsi de la collaboration avec le dessinateur tunisien Aymen Mbarki pour la pièce intitulée Bit El Khtout, qui combine broderies traditionnelles réalisées à la main ou assistées par ordinateur, dessins classiques et vidéo d’animation s’inspirant des motifs propres aux tissages de la région de Gafsa, au sud ouest du pays. « J’ai suivi l’idée de l’artiste, explique Nejib Belhadj, qui était de partir des dessins pariétaux pour aller vers l’assistance par ordinateur, en utilisant d’abord une laine peu sophistiquée puis un fil de soie sur un métier mécanique et enfin un fil synthétique dirigé par ordinateur. » De la même façon, l’installation de la Française Chalisée Naamani, Rouge le pompon qui terminera votre natte, heureuse fille aux cheveux longs, mêle t-elle des broderies manuelles et mécaniques à des impressions numériques, avec le souci de perpétuer un savoir-faire ancestral et de critiquer les ravages de la contrefaçon.
L’ARTISANAT D'APRES
« Parler d’artisanat, ajoute Ludovic Delalande, c’est la possibilité de parler aussi du paysage, des saisons ou d’aborder la question écologique à travers la disparition d’une matière ou d’une technique. » Omniprésent dans le parcours d’exposition, le thème du paysage est convoqué par Mohamed Amine Hamouda, originaire de Gabès, région au sud-est dévastée par une industrialisation polluante. Constituées de fibres végétales provenant d’oasis et de déchets rarement utilisés tels que des tiges de palme ou de corète, ses sculptures verticales en forme de colonnes évoquent tout à la fois les cheminées d’usine et la splendeur hiératique de palmiers en voie d’extinction. Son installation Nar & Jommar fait écho à celle de Najah Zarbout, Flying Archipelago. Laquelle, originaire de l’archipel de Kerkennah, menacé de disparaître sous les flots, donne forme à des îlots suspendus de tapis tissés en alfa, dont une scénographie en clair-obscur souligne la dimension presque apocalyptique.
L’exposition « Hirafen », qui s’étend sur la surface imposante des 2000 m2 des anciens ateliers du Centre technique du tapis et du tissage, sait laisser place à des œuvres plus intimes, à l’image des sérigraphies sur verre de Jennifer Douzenel. Tirées de la série Mirage, ses pièces tressent, dans un subtil jeu d’ombres et de lumières, des images de la palmeraie de Nefta, fragilisée par les effets du dérèglement climatique. Au-delà des enjeux liés au paysage, le parcours invite également à s’interroger sur le statut de l’artiste confronté à un savoir-faire artisanal multiséculaire, à travers les propositions de la Tunisienne Sara Ouhaddou, de la Française Sonia Kallel ou du Malgache Joël Andrianomearisoa. « La distinction entre artiste et artisan ne veut plus rien dire, déclare ce dernier. Il y a aujourd’hui des artisans qui sont des hommes d’affaires redoutables. La vraie question concerne le langage de l’artisanat. L’art est parfois dans l’excès, dans une sorte de paresse militante. L’artisanat est peut-être le domaine le plus juste pour se positionner dans des pays comme la Tunisie et le Maroc où l’aléatoire fait partie de la vie. » Mélangeant la tradition de la basselisse, caractéristique de la tapisserie d’Aubusson, avec le tissage de matériaux aussi divers que le raphia malgache ou de simples herbes collectées dans une cour, son installation Nostalgie d’une utopie africaine est une œuvre-manifeste en faveur d’une redéfinition plus collaborative du statut de l’artiste contemporain, à rebours des idées reçues.
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Talan l’Expo : « Hirafen », 4 novembre 2023 - 20 mars 2024, ateliers du Centre technique du tapis et du tissage (C3T), 2011 Denden, Tunisie.