Une foule se presse devant la minuscule entrée du Splendid. Il faut dire qu’à Genève l’endroit est mythique… bien qu’inavouable; ceux qui connaissent les lieux ne le crient pas forcément sur les toits. Car Le Splendid est un ancien cinéma porno situé au cœur de la ville, à deux pas du grand magasin Manor, qu’Internet et les DVD ont lentement condamné. Le galeriste Olivier Varenne caresse depuis des années l’idée d’en faire un espace d’art permanent. Le propriétaire de l’immeuble a donné son accord. C’est du côté de la municipalité que ça « coince ». Mais le galeriste croit en son projet et en cet endroit biscornu qui nécessiterait tout de même d’importants travaux. À l’intérieur, il expose des photos de Nan Goldin et de Jeremy Shaw. Une spectaculaire installation numérique de l’artiste japonais Ryoji Ikeda occupe l’ancienne salle de projection vidée de ses fauteuils. Le tout est visible jusqu’au 28 janvier 2024, en attendant que le sort du Splendid soit fixé.
UN NOUVEL ÉLAN SE CONFIRME
L’inauguration du Splendid est aussi un signe : celui de la dynamique qui agite Genève depuis deux ans au moins. Les ouvertures de nouvelles galeries sont en effet reparties à la hausse dans la ville suisse, longtemps atone. Une impulsion confirmée en septembre 2023 avec la réussite de la première édition de la Geneva Art Week. Comment expliquer ce soudain élan ? Les directions des principales institutions artistiques du canton (musée d’Art et d’Histoire, Mamco, Centre d’Art Contemporain Genève et Centre de la photographie Genève) bénéficient de « regards neufs ». Le succès du Salon artgenève aussi, qui année après année rayonne, affirme l’importance de Genève sur la carte internationale du marché de l’art. Le Zurichois Aviel Cahn, arrivé à la tête du Grand Théâtre – poste qu’il quittera en 2025 pour rejoindre le Deutsche Oper Berlin –, a également œuvré pour instiller un esprit contemporain dans la ville en collaborant avec des artistes, tels Prune Nourry, Antony Gormley ou Ugo Rondinone, pour certaines de ses mises en scène.
À son apogée, le quartier des Bains, à Plainpalais, comptait dix-huit galeries. En 2021, elles n’étaient plus que six. Un endroit sinistré
où ont malgré tout choisi récemment de s’installer Olivier Varenne, Lovay Fine Arts et lange + pult, palliant ainsi les fermetures de Joy de Rouvre et de Laurence Bernard. Ces enseignes ont des profils différents, sans doute plus solides aussi, car mieux implantées sur le marché et les foires internationales. Elles représentent toutes trois des artistes d’envergure – Olivier Mosset, Christo, Chiaru Shiota, Andres Serrano ; Lovay Fine Arts part à la redécouverte d’artistes historiques (Gretta Sarfaty, Lucia di Luciano) tout en révélant de jeunes signatures internationales. « Le public genevois montre beaucoup d’intérêt et de curiosité, constate Balthazar Lovay, cofondateur de la galerie, mais encore beaucoup de timidité. Les gens ont besoin de temps pour se décider. Actuellement, les œuvres de la moitié des artistes que nous exposons sont achetées par des collectionneurs étrangers. Mais il faudra analyser la situation sur la durée, car nous sommes ouverts depuis une année seulement. Je reste persuadé qu’à Genève, il y a tout pour constituer de belles collections, alliant le goût de l’acheteur évidemment, mais s’inscrivant également dans l’histoire de l’art autant que dans les réflexions artistiques les plus récentes. Cela demande beaucoup de courage, et, en général, aboutit à des ensembles très forts sur le long terme. En tant que galeristes, notre rôle consiste aussi à accompagner les collectionneurs, à faire de la pédagogie, à montrer à quel point nos artistes résonnent avec notre époque, même s’ils ne sont pas forcément les plus connus. » Chez les galeristes désormais historiques du quartier, cela évolue pareillement. Xippas gère dorénavant deux espaces, et la galerie Wilde déménage le 18 janvier 2024 dans un ancien restaurant de 1000 m2 sur trois niveaux.
LE POTENTIEL DES EAUX-VIVES ET DE LA VIEILLE-VILLE
À Genève, la géographie des galeries s’est en outre étendue. Le quartier des Bains n’est plus le seul à les aimanter autour du Mamco et du Centre d’Art Contemporain Genève. Elles se regroupent aussi du côté des Eaux-Vives. Très animé et métamorphosé depuis l’arrivée des gares du CEVA – le réseau ferroviaire qui dessert la France voisine –, le quartier recèle un fort potentiel, malgré des loyers assez élevés. Le galeriste Sébastien Bertrand y œuvre depuis longtemps ainsi que Mighela Shama, active depuis 2019, qui met en avant de la peinture plutôt figurative, de jeunes artistes américains, britanniques, belges, français et suisses, comme le Franco-Lausannois David Weishaar qu’elle présente à artgenève.
En 2019, Mighela Shama transformait sa maison contemporaine en galerie et en résidence d’artistes pendant l’été. La galeriste s’apprête à inaugurer un tout nouvel espace d’exposition non loin de chez elle. « Le fait de montrer et faire travailler des artistes dans un lieu habité permet une approche très différente, avec un côté forcément “plus domestique” que dans une galerie classique, explique-t-elle. Surtout aux Eaux-Vives qui n’est pas réputé pour être un quartier de marchands d’art. Le secteur est très vivant et très proche de la nature avec le lac et le splendide parc La Grange. Un endroit inspirant pour un artiste en résidence. » Et son public, d’où vient-il ? « En moyenne, 30 % des acheteurs sont internationaux et 70 % Suisses. Un groupe de collectionneurs genevois fidèles acquiert des œuvres à chaque exposition de la galerie. Mais il n’y a pas vraiment de règle, tout dépend de l’artiste présenté. Certains noms suscitent parfois une très forte demande émanant de l’étranger. »
On pourrait également parler de la Vieille-Ville, où le marché se densifie. Les marchands d’art ancien (De Jonckheere) y côtoient les modernes (Charly Bailly qui, en 2021, ouvrait à 500 mètres de sa première adresse, une seconde, place de Longemalle) et les contemporains (Rosa Turetsky, Sonia Zannettacci, Espace Muraille des collectionneurs Caroline et Eric Freymond). Aussi Laura Gowen, qui représente notamment Joana Vasconcelos. En 2021, la galeriste inaugurait un second espace, plus grand et plus passant, à la Grand-Rue, dans le même quartier.
Il n’y a guère que Pace à faire cavalier seul, sur le quai des Bergues, du côté des palaces et de la rade. Mais le poids de l’écurie de la mégagalerie suffit à combler cet isolement. Et le futur ? Il se dessine sans doute dans le quartier de La Praille. Cette ancienne zone industrielle se gentrifie à grande vitesse avec l’arrivée attendue de la tour de la banque Pictet. Aux alentours du port franc surtout, où certaines galeries du centre-ville ont déjà ouvert des antennes; d’autres – tant suisses qu’étrangères – comptent prochainement s’y installer.