Comment expliquer que le dernier congrès du CIHA en France date de 1989 ?
Le choix était naturellement lié aux célébrations de la Révolution française. Il avait été un moment important puisque Jack Lang y avait annoncé officiellement la création de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA). Après, ces congrès sont organisés tous les quatre ans par le Comité international d’histoire de l’art, qui regroupe près de cinquante pays et s’est ouvert (enfin !) aux pays hors de l’Occident : le dernier congrès a eu lieu à São Paulo en 2021, l’avant-dernier à Pékin en 2016. Cette ouverture l’est aussi vers d’autres thèmes (Terms à Pékin, Migrations à São Paulo) et d’autres types de participants : non plus uniquement des enseignants ou des conservateurs, mais des restaurateurs, des étudiants, etc.
Pourquoi ce thème « Matière matérialité », déjà bien traité à l’université depuis une dizaine d’années ?
C’est justement pour cette raison qu’il faut confronter nos approches à celles des autres ! Celles des personnes en rapport direct avec les objets, que ce soit dans les musées (conservation, régie, etc.) mais aussi, j’allais dire, dans les champs et dans les villes (les différents services du patrimoine, de l’inventaire, des monuments historiques, et même les immatériaux !). Il faut créer plus que des dialogues, mais des interactions avec d’autres pays, d’autres continents, où les méthodes sont différentes, ainsi que le rapport à l’objet, qui peut avoir conservé une valeur cultuelle.
Un des intérêts du « material turn » qui a touché l’histoire de l’art depuis quelques décennies est d’ouvrir encore plus la discipline, qui n’étudie plus seulement une « vie des formes » (Focillon) mais une biographie des objets. La matérialité, de la fabrication d’un aryballe inca à l’utilisation du feutre dans l’art contemporain en passant par la stéréotomie, pose des questions de savoir-faire, et de savoir-être : elle ouvre vers l’anthropologie, mais aussi vers les processus de création artistique ou artisanale. En ce sens, elle relève des préoccupations actuelles d’un monde global, particulièrement auprès des jeunes. À Dijon, beaucoup de sujets de masters proposés par les étudiantes et étudiants portent sur ces questions, par exemple, le façonnement de l’esthétique du buste féminin par le corset.
Comment envisagez-vous le rôle de l’université française au sein de ces débats ?
En tant que président du CFHA, mon rôle est de créer du lien entre toutes les activités en rapport avec l’histoire de l’art, bien au-delà de l’université, et même en tant que professeur, je ne suis pas sûr que « l’université » ait un rôle bien précis ! D’abord parce que la formation est utilement éclatée, de l’École du Louvre à l’INP [Institut national du patrimoine] en passant par les écoles d’architecture ou d’arts plastiques, ou les formations en conservation-restauration ou en métiers d’art. Le comité directeur qui organise le congrès de Lyon (Laurent Baridon et Sophie Raux, professeurs à l’Université de Lyon ; Judith Kagan, conservatrice générale à la direction des patrimoines ; France Nerlich, de l’INHA) prouve bien cette ouverture.
En revanche, le rôle de ces différents lieux de formation, c’est de faire participer le plus possible des jeunes chercheuses et chercheurs, professionnelles et professionnels à ce congrès qui aborde tous les domaines de réflexion et d’activité de l’histoire de l’art et du patrimoine. C’est un pari réussi pour les intervenants et présidents de sessions (plusieurs ont tout juste 30 ans !), il faut le gagner pour le public qui viendra.
Ensuite, nous avons voulu que ce congrès, dans une ville-carrefour comme Lyon, ne soit pas trop « français » justement. Pour chaque session, les « chairs » relèvent de deux nationalités différentes. Dans l’université française, en dehors de Paris ou Lyon, il n’y a presque aucun enseignement sur les expressions artistiques des civilisations hors de l’Europe et des États-Unis. À Lyon, chaque session ouvre sur un monde nord-sud, transatlantique, Europe-Asie, etc. Un monde pluriel fait de migrations, c’est une opportunité fantastique pour « l’université française », et il est important aussi politiquement de le souligner.
Quelles sont les attentes et quels sont les souhaits de la communauté scientifique ?
Oh, si on les connaissait réellement, on ne se serait pas lancé dans l’organisation d’un congrès international très lourd à monter ! Non, je plaisante… Cela dit, le but d’un grand congrès avec 1 500 personnes venant de tous les continents, c’est aussi un peu de structurer et formuler les attentes… D’intenses discussions avec le CIHA et le comité scientifique (20 personnes de toutes les tendances de la recherche et de tous les continents) ont permis de percevoir certains souhaits : un foyer d’échange sensible à toutes les approches, à toutes les périodes et à tous les objets dans une dimension globale, et donc une histoire de l’art ouverte aux problèmes sociétaux et écologiques d’aujourd’hui. Pour cette raison, c’est Orhan Pamuk qui fera la conférence inaugurale. Cela ne veut pas dire que l’on renonce à être une discipline, avec des objets spécifiques, des processus de recherche, mais également une acceptation de l’humain et du plaisir. Un congrès qui soit un lieu d’intégration pour les jeunes, qui ont été frappés par deux ans de pandémie. Ces cinq jours ne sont pas seulement un temps de colloque (parler ensemble) et de visites (discuter ensemble devant des œuvres), mais aussi un moment festif, permis notamment par son cadre, avec des terrasses sur le Rhône, et à proximité du Musée d’art contemporain de Lyon, où il y aura une soirée avec un D. J.
Détail surprenant à l’heure où beaucoup cherchent à réduire leur empreinte carbone, vous avez fait le choix de ne pas permettre de suivre les débats à distance.
Nous aussi, nous cherchons à réduire notre empreinte carbone ! L’organisateur professionnel en charge de la logistique est engagé en ce sens. Et un des grands thèmes regroupant plusieurs sessions s’intitule Écologie et politique. Si l’on a des bénéfices (tout mécénat est bienvenu !), on essaiera de racheter une partie de notre bilan carbone.
En fait, nous avons hésité longuement… Mais la visioconférence pose aussi des problèmes d’horaires. Il y a 9 heures de décalage avec Los Angeles, 5 heures avec New Delhi, dans l’autre sens. Par visioconférence, on réduisait à des fuseaux horaires Afrique-Europe qui sentent un peu une vieille histoire coloniale, non ? Et la formule mixte creuse les écarts : ceux qui ont les moyens peuvent se déplacer facilement, ceux qui ont plus de mal restent à distance. Alors, on essaie d’aider ceux qui seraient restés loin à venir !
Car on ne tisse pas une communauté, on ne fait pas une fête olympique de l’histoire de l’art avec des alignements d’avatars sur un écran. Le dernier congrès « en présentiel » remontait à 2016 ! Il nous a semblé nécessaire de laisser la place à l’inattendu pour des rencontres réelles, aussi autour des productions intellectuelles, dans un Salon du livre.
Pour l’instant, les 93 sessions sont finalisées et nous terminons le programme des conférences plénières et des ateliers sur des questions générales d’histoire de l’art. Il faut donc suivre le site du CIHA de Lyon (où l’on mentionne également différentes bourses). Et puis, au fond, le but du Congrès Lyon 2024, c’est aussi de créer des occasions de rencontres pour monter des projets collectifs futurs à l’occasion de pauses-café (qui seront nombreuses).
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