Au registre du développement durable, le patrimoine architectural regorge parfois d’un potentiel non négligeable. Ainsi en est-il des fameux tulou, ces monumentales bâtisses en pisé érigées dans la province montagneuse et subtropicale du Fujian, au sud-est de la Chine. C’est en tout cas le sentiment de l’architecte chinoise Xu Tiantian, 48 ans, fondatrice de l’agence Design and Architecture (DnA), à Pékin, qui œuvre sur certains de ces édifices depuis le début de la décennie 2020. Construites du XIIe au XXe siècle par les populations Hakka et Minnan, ces habitations étaient jadis destinées à abriter et à protéger des clans entiers de plusieurs centaines de membres parfois. « Le tulou est une typologie d’architecture et un modèle social peu communs, sinon uniques non seulement dans cette région chinoise, mais aussi ailleurs dans le monde, explique Xu Tiantian. Certes, il existe sur la planète un grand nombre de prototypes d’habitats communautaires vernaculaires, mais pas à une telle échelle ni, et c’est leur caractéristique majeure, d’une telle hauteur. Cette spécificité vient du fait que ces bâtiments ont été édifiés pour faire face aux nombreuses guerres en vigueur à l’époque. Un tulou est, en réalité, une structure de défense construite pour un besoin fondamental : la survie. C’est un lieu où l’on vit ensemble et où l’on se bat ensemble. » On peut ainsi remarquer que, hormis l’imposante porte d’entrée, infranchissable une fois refermée, il n’y a aucune fenêtre au rez-de-chaussée. Puis, plus on monte en hauteur, plus il s’en ouvre, qui, au fur et à mesure, s’agrandissent, jusqu’à trouver, à l’étage le plus élevé, des plateformes depuis lesquelles les artilleurs se positionnaient pour tirer. « Cette région était une zone très compliquée, à la fois dans les montagnes et éloignée du pouvoir politique central. Les gens s’y battaient tout le temps, raconte l’architecte. Il y avait d’un côté les Hakka, de l’autre les Minnan. Les deux clans construisaient chacun leurs propres tulou et l’on peut, aujourd’hui, parfaitement distinguer ces deux modèles. »
UNE NOUVELLE OPPORTUNITÉ
Une idée fausse, qui a notamment circulé par le biais des photographies touristiques, était que ces architectures se déclinaient uniquement sur un plan circulaire. Il n’en est rien. Outre le cercle, on trouve des tulou sur plan carré, rectangulaire, ovale, voire trapézoïdal. Ils sont en général organisés autour d’une ou de plusieurs cours successives. À l’intérieur de l’enceinte se déploient les espaces d’habitation, de culte, de stockage, de travail et de vie commune.
Les tulou ont notamment été remis en lumière en 2008, lorsque l’Unesco en a inscrit 46 sur sa liste du patrimoine mondial. Or, il y en aurait beaucoup plus : quelque 3000 selon Xu Tiantian. La plupart ont été abandonnés il y a trois décennies. Pourquoi ? « Parce que, d’une part, contrairement à ce que l’on pourrait penser, la vie à l’intérieur d’un tulou est rude, souligne l’architecte. D’autre part, parce que les habitants, développement économique aidant, aspiraient à une maison individuelle et sont donc partis, du moins ceux qui le pouvaient, pour s’en construire une. » Majoritairement rurale il y a à peine quinze ans encore, la province du Fujian compte aujourd’hui près de 70 % de citadins. Résultat : cet héritage patrimonial s’est, au fil du temps, dégradé. Or, quoique sa fonction principale d’outil de défense n’a plus lieu d’être, il renferme, selon l’architecte, à travers sa réactivation possible, un fort potentiel de revitalisation des villages. D’où sa recherche menée sur sept tulou situés dans les districts de Pinghe, Nankin et Hua’an, non loin de la grande ville de Zhangzhou, un choix dicté avant tout parce que les habitants avaient envie de faire évoluer leur lieu d’habitation.
« Certes, l’Unesco a inscrit 46 tulou sur la liste du patrimoine mondial, et ils ont tous été soigneusement rénovés à l’identique. Mais une restauration a un coût énorme. Vous imaginez le budget exorbitant qu’il faudrait pour en réhabiliter 3000 ?, interroge Xu Tiantian. Ce que nous proposons ici est d’utiliser la ruine comme une typologie en tant que telle et une nouvelle opportunité. Tout compte fait, il s’agit de milliers de mètres carrés en jachère. Si nous ne faisons rien, ils disparaîtront irrémédiablement. C’est à la fois une urgence et une stratégie sociales pour redonner vie à cette architecture vernaculaire, a fortiori d’un point de vue du développement durable. » Car, même si les modèles diffèrent entre Hakka et Minnan, les techniques de construction sont identiques, et la structure – une ossature en bois et des murs en pisé –, très basique, fait du tulou une habitation ô combien plus écologique.
DES RÉPONSES AUX BESOINS COLLECTIFS
Aussi, Xu Tiantian pratique-t-elle ce qu’elle appelle de « l’acuponcture architecturale », autrement dit « un minimum d’intervention : c’est une manière de faire plus économique, avance l’architecte. L’objectif n’est pas d’y laisser notre “griffe”, mais de répondre précisément aux préoccupations des habitants. Ce sont leurs besoins qui dessinent l’échelle des projets. En amont de toute intervention architecturale, je préconise une approche anthropologique. Les solutions que nous proposons ressemblent alors à un remède de médecin. Même en architecture, on ne peut pas toujours intervenir de manière chirurgicale, il faut parfois des traitements alternatifs. Pour guérir, un bâtiment n’a pas forcément besoin d’une opération lourde, mais de soins adaptés et sensibles. » Comme en acuponcture donc, il convient de stimuler des points spécifiques afin d’agir sur la stabilité de l’ensemble. Les sept projets pilotés par Xu Tiantian suivent à la lettre cette philosophie. Ils ont été réalisés entre janvier 2021 et juin 2023, des chantiers allant de six à dix-huit mois selon l’importance des travaux.
Situé non loin des anciennes fabriques de porcelaine de Wuzhai, on retrouve dans les murs en pisé du tulou de Zhaihe des débris de céramique bleu et blanc utilisés comme renforts. Les parties préservées du bâtiment sont devenues salles d’exposition et ateliers, et une nouvelle ossature bois loge désormais un espace ouvert accueillant, entre autres, programmes culturels et lieux de dégustation de thé. Dans le tulou de Cuimei, les cuisines de chaque foyer, au rez-de-chaussée, ont été agrandies en lieux de restauration ouverts au public et les espaces inoccupés des niveaux supérieurs reconnectés par des galeries et plateformes communes, accessibles tant par les villageois que par les visiteurs.
Il en est de même dans le tulou de Jinshi, encore occupé par une douzaine de familles, où, afin d’offrir de meilleures conditions de vie, les espaces vacants ont été transformés en lieux pour la communauté. Le tulou de Binyang, lui, s’est métamorphosé en une agréable bibliothèque. Dégagés avec soin, les espaces vides accueillent de nombreuses salles de lecture et de rencontre. Réparé façon couture, avec ses murs monumentaux toujours debout, le tulou de Shide, après la suppression de cloisons aux différents niveaux, arbore des espaces pédagogiques et, à l’étage élevé, une terrasse avec une vue imprenable sur le village. Quant au tulou de Qifeng, il a littéralement fusionné avec la nature, arbres et plantes ayant complètement envahi le bâtiment. Les deux premiers niveaux sont devenus publics, l’habitat collectif se réfugiant au dernier étage, agrémenté de terrasses ouvertes sur le paysage. Enfin, le tulou de Shengping se fait théâtre de plein air pour accueillir l’opéra traditionnel, l’espace dégagé par les démolitions servant à recevoir le public et la cour centrale se transformant en scène pour les représentations.
Beaucoup reste à faire néanmoins pour que passe le message. « Le problème, explique Xu Tiantian, est que peu de gens, pour l’heure, s’intéressent aux tulou. Ni les architectes ni les administrations locales. Tout le monde pense que c’est un patrimoine qui appartient à des temps révolus. Or, ce sont pourtant de formidables réservoirs d’architecture… »
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« Tulou du Fujian », 19 novembre -11 février 2024, Cité de l’architecture et du patrimoine, 1, place du Trocadéro, 75016 Paris.