Ce n’est pour l’heure qu’un paysage de carte postale, un bout de terre face à la mer en Martinique, une petite maison chargée de souvenirs. Mais la demeure d’Édouard Glissant, à laquelle le ministère de la Culture a attribué en 2022 le label « Maison des illustres », va bientôt devenir un nouveau pôle non seulement pour les idées du chantre du « Tout-Monde », mais aussi pour l’art contemporain. Le 6 février, le Edouard Glissant Art Fund sera en effet officiellement lancé depuis ce lieu, tandis qu’une résidence d’artistes se met en place…
« Nous souhaitions donner une deuxième vie à cette maison, un lieu qui a tant inspiré mon père. C’est une petite maison créole modeste, mais un vrai lieu de création. La topographie de la baie du Diamant a eu un réel impact sur son œuvre et ses écrits », confie Mathieu Glissant. Après la rencontre entre Sylvie Glissant, dernière épouse de l’écrivain et directrice de l’Institut du Tout-Monde, et Ronan Grossiat, secrétaire général de l’Adiaf (Association pour la diffusion internationale de l’art français) où il a initié les bourses « émergences » de soutien à la jeune création, le projet d’un fonds de dotation s’est précisé, tout comme l’axe de l’art contemporain. « Je n’avais pas idée de l’importance de la pensée d’Édouard Glissant chez les artistes contemporains, ce qui a naturellement ancré le projet de cette résidence », explique Mathieu Glissant.
Ces dernières semaines, le nouveau fonds de dotation a dévoilé un à un sur Instagram les membres du comité scientifique. Une sélection de haut vol qui reflète la pensée de l’écrivain (1928-2011), célébrant les diversités. L’objectif était de réunir « une grande variété d’origines et de talents, permettre une représentation des grandes régions du monde et divers domaines professionnels, avec des commissaires d’exposition, des responsables d’institutions, des chercheurs, des artistes, pour être dans la lignée des écrits d’Édouard Glissant et créer un esprit d’équité. Nous souhaitions ouvrir à une nouvelle éthique de la relation, rompre avec les relations de dominations qui ont pu avoir cours dans l’art contemporain », précise Ronan Grossiat, grand soutien du fonds.
La plupart des 18 personnalités retenues témoignent de cette « créolisation » du monde chère à Glissant. En fait partie Hans Ulrich Obrist, commissaire de l’exposition consacrée à l’auteur à LUMA Arles en 2021-2022 et co-organisateur du projet « Utopia Station » à la Biennale de Venise 2003 et auquel participait Glissant. Les autres membres du comité sont la réalisatrice israélienne Nurith Aviv, Nathalie Bondil, directrice du musée et des expositions à l’Institut du monde arabe à Paris ; Olivia Breleur (Maëlle Galerie, à Romainville) ; et Estelle Coppolani, poète et chercheuse sur le « Sud global », qui a notamment écrit sur l’artiste Julien Creuzet. Ce dernier fait aussi partie du comité. Tout comme Chris Cyrille, jeune commissaire d’exposition défenseur du concept de « mangrovité » ; Nolan Oswald Dennis, artiste sud-africain qui a participé à la Biennale de Liverpool 2023 ; le philosophe Souleymane Bachir Diagne ; le réalisateur malien Manthia Diawara ; Oulimata Gueye, commissaire d’exposition entre autres pour Africa 2020 à Nantes ; Hamedine Kane, artiste qui travaille sur des administrations non calquées sur le modèle occidental ; Ana Kiffer, professeur de philosophie au Brésil où elle diffuse les écrits de Glissant ; l’artiste Tarik Kiswanson, lauréat du Prix Marcel Duchamp 2023 ; Federica Matta, fille de l’artiste chilien Roberto Matta ; Marie Hélène Pereira, jeune commissaire d’exposition qui s’est occupée d’une résidence d’artistes à Dakar et senior curator pour les pratiques performatives au Haus der Kulturen der Welt (HKW) à Berlin ; Valentine Umansky, commissaire à la Tate Modern à Londres ; et enfin l’auteur et curateur Christopher Yggdre.
Dans un premier temps, « le comité scientifique identifiera les artistes pour les résidences », explique Ronan Grossiat, secrétaire général du fonds. Accessibles à des artistes du monde entier, elles seront accordées « sans obligation de production, ni demande d’œuvres en contrepartie ». Un schéma qui « s’inscrit dans les nouveaux modèles de résidences », souligne-t-il. Elles pourront accueillir « des artistes plasticiens, commissaires d’exposition et critiques d’art, écrivains, poètes, musiciens internationaux ».
Le fonds de dotation aura aussi pour but d’« encourager le dialogue à l’international entre les nouvelles générations d’artistes et les écrits d’Édouard Glissant, à travers l’aide aux expositions, éditions, conférences, échanges », mais aussi « la recherche transdisciplinaire dans ce domaine, ouverte aux étudiants, chercheurs, doctorants, acteurs de l’art, commissaires d’exposition internationaux ». Bref, inviter à croiser les approches… Entre autres projets figurent une bibliothèque climatisée ainsi qu’un espace atelier.
L’information n’a pas encore été officiellement annoncée, mais c’est Julien Creuzet qui inaugurera les résidences. Dès fin janvier, l’artiste s’installera une dizaine de jours dans la maison d’Édouard Glissant. Un temps de recherche de plus pour préparer le pavillon français de la Biennale de Venise 2024. La nouvelle de cette résidence a été évoquée par la directrice de l’Institut français, organisateur du pavillon, lors du vernissage de l’exposition de Julien Creuzet au Magasin de Grenoble (à voir jusqu’au 26 mai). Un joli coup pour lancer les résidences !
Last but not least, un projet à plus long terme se profile doucement : réactiver le rêve du M2A2, le musée martiniquais consacré aux arts des Amériques et des Caraïbes caressé par Glissant. Avec le soutien des autorités publiques, ce centre d’art pourrait voir le jour sur un terrain situé non loin de la maison de l’écrivain, et accueillir les œuvres de la collection « dormante » de l’auteur, selon Mathieu Glissant, avec entre autres Alberto Guzman, Alfredo Jaar, Agustin Cárdenas, Melvin Edwards, Frankétienne, Antonio Seguí, Matta père et fille… L’objectif est de transformer « la pointe de la Cherry, isolée au sud de la Martinique, en un hub culturel loin des centres urbains de l’île » et « construire un pont entre la Martinique, les Caraïbes et le reste du monde précisément à la jonction de l'Océan atlantique et de la Mer Caraïbes », entre le local et le global, conclut Mathieu Glissant.