Combien d'œuvres sont nées de la rencontre d’un artiste avec un paysage ? La galerie Hauser & Wirth consacre actuellement une exposition au regard posé par Gerhard Richter sur l’Engadine, région située sur le versant sud des Alpes suisses, dans le canton des Grisons, à proximité des frontières avec le Liechtenstein, l’Autriche et l’Italie.
Pour parvenir à la très chic station de Saint-Moritz – qui accueillit les Jeux olympiques d’hiver de 1928 et de 1948 et cinq éditions des championnats du monde de ski alpin –, on ne saurait trop conseiller d’emprunter à partir de Coire le train rouge des lignes Albula et Bernina des Chemins de fer rhétiques (RhB). Depuis 2008, l’itinéraire qui relie Thusis à Tirano est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco. Cinémascope garanti : viaducs spectaculaires, tunnels hélicoïdaux, cimes éternelles.
Ce paysage alpestre helvétique, Gerhard Richter le connaît bien pour l’avoir arpenté lors de séjours réguliers. On comprend mieux, face à cette nature d’une imposante beauté, ce qui a pu attirer l’artiste – et l’inspirer.
Saint-Moritz est de longue date la villégiature favorite de la haute société et des stars, de Gianni Agnelli à Sophia Loren. La jet-set fait son shopping dans les boutiques Loro Piana et Hermès du centre-ville, descend les pistes enneigées du piz Corvatsch et du piz Nair, dîne au restaurant Chesa Veglia du légendaire Badrutt’s Palace Hotel surplombant le lac et finit la nuit au non moins sélect Dracula Club, lancé dans les années 1970 par Gunther Sachs, playboy amateur de bobsleigh et collectionneur flamboyant, un temps marié à Brigitte Bardot.
Plus discret, Gerhard Richter préférait les excursions dans les environs de Sils-Maria, où un certain Friedrich Nietzsche avait, lui aussi, ses habitudes – le philosophe y passa sept étés entre 1881 et 1888. Ces séjours répétés dans la haute vallée de l’Engadine, étalés sur plus de 25 ans à compter de 1989, été comme hiver, ont inspiré à l’artiste allemand tableaux et photographies peintes, dessins et objets, soit plus de soixante-dix œuvres issues de collections muséales et privées, déployées à l’occasion de cette exposition en trois lieux : l’espace de la galerie sur deux étages à Saint-Moritz, le musée Segantini et la maison de Nietzsche, devenue un musée, au cœur du village de Sils-Maria, où Richter descendait à l’hôtel Waldhaus, niché sur les hauteurs, au cœur de la forêt.
« Il ne s’agit pas d’une série, pensée en tant que telle, l’ensemble a été peint et photographié sur plusieurs décennies », explique Dieter Schwarz, auteur du catalogue raisonné des dessins de Gerhard Richter et chef d’orchestre de ce focus engadinois – l’ancien directeur du Musée des beaux-arts de Winterthour, en Suisse, sera le commissaire de l’importante exposition que consacrera la Fondation Louis Vuitton, à Paris, à Gerhard Richter en 2025. « Mais Richter représente une expérience très personnelle, très profonde, très éloignée de l’Engadine touristique, poursuit-il. Chez lui, tout est simultané. Aussi retrouve-t-on une approche abstraite comme réaliste. Je lui avais conseillé de venir dans la région, qui l’a touché. Mais il ne souhaite pas parler de sa relation avec cet endroit. Pour lui, seul le travail importe. »
Le travail, donc : une sphère en acier est exposée dans chacun des trois sites, comme un lien symbolique. Richter l’a d’abord présentée à la Nietzsche-Haus en 1992 dans une exposition dont le commissaire était Hans Ulrich Obrist. Chacune des sphères porte le nom d’une montagne de la vallée de l’Engadine. La demeure estivale de l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra accueille en outre une exposition de photographies réalisées par Richter à Sils pour l’ouvrage Dezember, paru en 2010, conçu en collaboration avec l’écrivain et réalisateur Alexander Kluge. Au-dessus de la porte d’entrée, l’artiste allemand a dessiné un vitrail géométrique et coloré.
Au musée Segantini, dédié aux paysages de haute montagne éblouissants de lumière de l’artiste symboliste italien, l’accrochage dévoile une sélection de tableaux et de photographies sur lesquelles Richter a imprimé sa marque à la peinture, jouant avec les contours et les surfaces de chaque image. Proche de Sigmar Polke – grand alchimiste de la peinture et photographe apprenti sorcier –, l’artiste né à Dresde en 1932, qui a fui la République démocratique allemande (RDA) en 1961 avant de s’installer à Düsseldorf, où il vit toujours mais ne peint plus, y démontre sa capacité à aborder son sujet dans un style figuratif presque classique, fort d’une solide formation artistique réaliste acquise à l’Est, comme abstrait, fidèle à sa réputation de créateur polymorphe. On retrouve ici le flou artistique si caractéristique de ses peintures grises ; là, des coulures, des éclaboussures, des surfaces raclées évoquant des pics, des panoramas immaculés et escarpés. Le tableau Wasserfall, en provenance du Kunst Museum Winterthur, résume à lui seul l’ambiguïté d’une nature qui tout à la fois fascine et suscite un sentiment d’étrangeté. Autant d’œuvres créées dans le secret de son atelier, au retour, à partir de ses propres clichés de vacances.
Enfin, la galerie Hauser & Wirth, à Saint-Moritz, expose un ensemble de petits formats, déclinaisons d’interventions à la peinture sur des tirages photographiques, pour la plupart des vues de montagne, dans une logique sérielle. L’artiste, qui a rehaussé ses images par des couches de couleurs, au pinceau ou à l’aide d’une raclette, apparaît sur l’une d’elles. La confrontation d’une photographie avec le tableau qui en a résulté, St. Moritz, met en exergue son processus créatif, de la prise de vue à sa traduction sur la toile.
Peintre de l’histoire allemande (des crimes nazis avec sa série Birkenau inspirée de photographies prises par des résistants polonais du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, ou encore de la bande à Baader), mais aussi de la lueur d’une bougie ou de nuages, de paysages lunaires, alpins ou de l’Himalaya, Richter s’inscrit ici, à sa manière contemporaine, dans le sillon du romantisme allemand, où la nature est objet de contemplation, propice à une méditation métaphysique, à la fois sublime et inhospitalière. Un monde en soi, élevant l’âme dans un dialogue originel où l’homme retrouve humilité et vérité profonde. La nature comme lieu de révélation divine ? Très tôt, les critiques ont comparé ses premiers paysages aux tableaux de Caspar David Friedrich. « Il me manque le fondement spirituel qui sous-tendait la peinture romantique, répondait Richter dans un entretien en 1973. Nous avons perdu le sentiment de ''l’omniprésence de Dieu dans la nature''. Pour nous, tout est vide. » L’ode à cette montagne magique n’en convoque pas moins l’imaginaire. Et face à de tels paysages revient en mémoire l’invitation de Friedrich Hölderlin : « Viens dans l’Ouvert, ami ! »
« Gerhard Richter. Engadine », jusqu’au 13 avril 2024, Nietzsche-Haus (Sils-Maria), musée Segantini et Hauser & Wirth (Saint-Moritz), Suisse.