Le procès tant attendu entre le collectionneur russe milliardaire Dmitry Rybolovlev et Sotheby’s s’est ouvert le 8 janvier 2024 dans une chambre du tribunal de district de Manhattan. La procédure marque le dernier épisode en date de la bataille judiciaire menée par Rybolovlev depuis dix ans pour récupérer des centaines de millions de dollars provenant d’acquisitions pour un montant de plus de 2 milliards de dollars (1,8 milliard d’euros) effectuées par l’intermédiaire du marchand suisse Yves Bouvier.
Le procès en cours résulte d’une action civile intentée en 2018. Pour le plaignant, la maison de ventes aux enchères aurait « matériellement contribué à la plus grande fraude de l’histoire dans le monde de l’art ». Dmitry Rybolovlev considère qu’il a surpayé de plus de 1 milliard de dollars 38 œuvres acquises par l’intermédiaire d’Yves Bouvier entre 2003 et 2014. La plainte accuse principalement Sotheby’s d’avoir « aidé et encouragé » Yves Bouvier en lui fournissant des estimations et d’autres informations utilisées pour gonfler les prix de vente lors de multiples transactions.
Les plaignants, Accent Delight International Ltd et Xitrans Finance Ltd, deux sociétés basées aux îles Vierges britanniques par l’intermédiaire desquelles l’oligarque a acquis des œuvres d’art, demandaient initialement des dommages et intérêts d’au moins 380 millions de dollars (346,6 millions d’euros), plus les intérêts correspondant aux années écoulées depuis les transactions. Mais le juge Jesse M. Furman a rejeté plusieurs des demandes en 2023 lors de l’instruction préalablement au procès, le tribunal n’étant finalement saisi que de quatre ventes privées dans lesquelles Sotheby’s est intervenue.
Les quatre œuvres concernées ont pour tête d’affiche le Salvator Mundi (vers 1500), attribué de manière controversée à Léonard de Vinci et finalement revendu chez Christie’s à New York pour un montant record de 450,3 millions de dollars en novembre 2017. Les autres œuvres sont Le Domaine d’Arnheim (1938) de René Magritte, Wasserschlangen II (Serpents d’eau II) de Gustav Klimt (1907) et Tête d’Amedeo Modigliani.
La présence de Dmitry Rybolovlev à l’audience a ajouté à la tension. Il n’a pas pris la parole lors des plaidoiries d’ouverture, mais le son feutré de son traducteur russe a rappelé que son éventuel témoignage, attendu la semaine prochaine, se déroulerait dans sa langue maternelle.
La « poule aux œufs d’or » de Sotheby’s
Bien que le témoignage d’Yves Bouvier ait fait l’objet d’une déposition en vue du procès, il ne fait pas partie des accusés dans cette affaire. Bouvier et Rybolovlev ont réglé l’ensemble de leurs différends juridiques en décembre 2023. Yves Bouvier a nié toutes les allégations de fraude depuis le début, soutenant qu’il n’a pas agi en tant que représentant de Rybolovlev, mais en tant que courtier libre de fixer ses propres honoraires. Néanmoins, le nom de Bouvier et son action ont été au centre des débats tout au long de la première journée du procès devant le juge Furman.
Me Daniel J. Kornstein, le principal avocat de Rybolovlev, a formulé des accusations dans des termes qui ont suscité de nombreuses objections de la part de la défense. Il a décrit Yves Bouvier comme une « poule aux œufs d’or » pour Sotheby’s, et a qualifié Samuel Valette, le contact de Bouvier chez Sotheby’s, de « cadre moyen avide et trop ambitieux » qui a utilisé la maison de ventes aux enchères pour « graisser les rouages » pendant que Bouvier « se frayait une place » dans la vie de Rybolovlev.
Me Daniel J. Kornstein a présenté au tribunal des données financières selon lesquelles Yves Bouvier aurait représenté jusqu’à 100 % des activités de Samuel Valette en 2011, ce qui lui aurait permis d’obtenir une promotion. Cette accusation a provoqué la réaction d’un homme non identifié au fond de la salle d’audience, qui a lancé : « C’est de la folie ! ». L’avocat a même qualifié les commissions et les ventes de Samuel Valette de « pillage » pour « faciliter substantiellement la fraude ».
Me Daniel J. Kornstein a également émaillé ses déclarations liminaires de métaphores artistiques, accusant notamment Sotheby’s de mettre en place un système « comparable à Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte de George Seurat », dans lequel les touchent ne s’assemblent que lorsque l’on prend du recul pour voir l’ensemble du tableau.
Manque de transparence, manque de connaissances
Sotheby’s s’est défendue en affirmant que la maison de ventes n’avait aucun moyen de savoir ce que Bouvier faisait en coulisses. « Si M. Rybolovlev a des griefs recevables, c’est contre Bouvier, pas contre Sotheby’s », a déclaré Me Sara Shudofsky, l’une des avocates de la maison de ventes, le premier jour du procès.
La société a toujours soutenu que les activités du marchand suisse n’étaient pas connues de Sotheby’s, qui n’avait « aucune connaissance des déclarations ou fausses déclarations faites par Yves Bouvier à Dmitry Rybolovlev ou à ses collaborateurs », qu’il s’agisse de tromperie sur les prix, de falsification potentielle des négociations ou d’autres malversations potentielles.
En outre, Dmitry Rybolovlev et ses avocats sont confrontés à un dilemme : comment peuvent-ils convaincre un jury que Sotheby’s doit être reconnue coupable de fraude alors qu’Yves Bouvier lui-même ne l’a pas été ?
Toutefois, si les plaignants obtiennent gain de cause, le verdict pourrait avoir des répercussions considérables sur le marché de l’art. Cette affaire illustre à quel point il est rare qu’une des parties engagées dans une transaction sur le marché de l’art haut de gamme sache parfaitement à qui elle a affaire ou à quel titre précis. L’insistance de Me Daniel J. Kornstein sur les principes généraux de transparence et de vérité pourrait en effet trouver un écho auprès des jurés, dont la sélection a été réalisée en écartant délibérément les collectionneurs d’art et ceux ayant une connaissance préalable du monde de l’art.
Le procès devrait durer entre deux et sept semaines, à moins que Dmitry Rybolovlev et Sotheby’s ne choisissent d’éviter d’impacter le marché en réglant l’affaire à l’amiable.