Au printemps 2024, les pèlerins sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle pourront faire une halte du côté du Puy-en-Velay (Haute-Loire) dans la nouvelle « œuvre-refuge » imaginée par la designer Constance Guisset. Construit en pierre sèche à 2000 mètres d’altitude et à 2 kilomètres du petit village de Queyrières (Haute-Loire), l’abri troglodyte se fond parfaitement dans le décor naturel. Éclairée par un oculus, la pièce intérieure peut héberger jusqu’à quatre personnes et offre un fantastique son et images. Au fond, un gong permet de tester l’acoustique de la phonolite, la roche volcanique locale. Depuis le perron, s’étend à l’horizon la ligne ondulée des sucs, ces dômes de magma assoupi caractéristiques de cette région du Massif central. Ce sont eux qui ont donné leur nom à ce petit havre de paix minéral pour randonneurs : le Suchaillou.
Le projet architectural résume bien la ligne de conduite de Constance Guisset, 46 ans – qu’il s’agisse de dessiner la scénographie d’une exposition ou d’un musée (musée des Arts décoratifs et musée du quai Branly – Jacques Chirac, à Paris, palais des Beaux-Arts, à Lille, musée d’Art moderne de Fontevraud), de concevoir un mobilier (les nouveaux bancs de l’église Saint-Eustache à Paris) ou de penser la scénographie d’un spectacle de danse (les chorégraphies d’Angelin Preljocaj) ou de chansons (pour la chanteuse Raphaële Lannadère, actuellement en tournée). Il y a d’abord la volonté d’accueillir de manière inconditionnelle, et un désir d’harmonie, la poursuite d’une continuité, le goût du travail collectif, l’intemporalité de formes organiques, une pincée de magie…
Constance Guisset, dont la création la plus connue est la suspension ondoyante Vertigo, à mi-chemin entre le chapeau à large bord et l’aile de coléoptère, a fondé son studio en 2009. Depuis dix ans, elle a établi son quartier général en plein cœur de la Goutte-d’Or, dans le 18e arrondissement, l’un des quartiers les plus populaires de Paris. Sous une
grande verrière travaillent ici une vingtaine de personnes. Quand elle n’évolue pas au milieu de ses collaborateurs, la directrice trouve refuge dans un bureau près de l’entrée. Elle vient seulement de récupérer cet espace. La décoration est en cours. Quelques achats récents d’œuvres d’art doivent encore trouver leur place. «Après mes études, j’ai travaillé dans une galerie et j’ai acheté ma première œuvre, une photographie de Guillaume Paris réalisée à l’aide d’un réseau lenticulaire*1. Elle représentait une bougie qui s’allume et s’éteint, un hommage [au peintre allemand] Gerhard Richter. »
LA FABRIQUE D’UNE VISION
Esprit synthétique et intuitif, Constance Guisset digresse sans jamais perdre le fil, rebondit d’un sujet à l’autre, tel un ballon de basket. D’ailleurs, la sphère, la boule, le disque sont ses absolus. Celle qui fait danser les formes et valser les concepts, orchestre des rondes qui finissent en cercles vertueux. Son ennemi : le carré, figure géométrique froide et rigide, orthogonale et orthodoxe. Les arêtes, cette passionnée des abysses préfère les laisser aux poissons.
Au milieu du bureau, sur la table centrale – ronde forcément –, on remarque un dossier consacré à un hôpital d’une ville de l’est de la France. L’épaisseur de la documentation est intimidante. Elle,tranche avec la simplicité ludique des petits ouvrages pour enfants que Constance Guisset aime façonner. Son travail de designer consiste en quelque sorte à passer de l’austérité technique du premier à la frugalité heureuse des seconds. « Je fais en sorte que la complexité devienne une création claire et fluide, estime-t-elle. Mais, je dois ensuite retraduire ce résultat dans le langage technique de l’industrie. Malheureusement, l’idée que les projets complexes et techniques ne peuvent pas être adressés aux femmes est encore très répandue dans notre société. Le plafond de verre est toujours là. » Avec ses petites lunettes (rondes) et ses tenues colorées, Constance Guisset est une libellule qui possède l’énergie d’un bulldozer Caterpillar. Elle a le verbe haut et n’hésite pas à « tabasser » les obtus et les idées reçues.
Fille d’un chef d’entreprise dans le matériel de bureau et d’une mère au foyer, Constance Guisset a toujours aimé fabriquer des choses avec ses mains. Elle bricole depuis que son grand-père lui a offert un établi à l’âge de 8 ans. « Je n’ai pas été élevée dans un milieu artistique, mais ma mère a toujours été dans une logique créative, elle faisait des livres pour enfants. Je n’ai pas tellement visité de musées quand j’étais petite. Pourtant, chaque fois que j’avais un exposé à faire au collège, je choisissais un artiste. Le premier, c’était Salvador Dalí. Pourquoi lui ? Je n’en ai aucune idée. Mais c’est comme ça qu’est née ma vocation. » Après des études à l’ESSEC et à Sciences Po, puis une année au Japon, Constance Guisset choisit de se tourner vers la création. Elle sort diplômée de l’École nationale supérieure de création industrielle – Les Ateliers à Paris en 2007. Elle reconnaît avoir hésité entre le design et le monde de l’art. Elle a choisi la première voie tout en se revendiquant aujourd’hui artiste. « Le design consiste à résoudre des problèmes. J’aime comprendre comment les choses sont fabriquées, pourquoi ça marche. Et puis c’est rassurant d’être dans le concret. J’aime l’idée de toucher le quotidien des gens et de pouvoir changer les choses. Je travaille sur un concours pour un hôpital et un autre pour le milieu funéraire. Ce sont des lieux essentiels où les gens arrivent en position de fragilité. Il ne faut pas les laisser aux techniciens. Il faut proposer une vision. Cela me met en colère quand je vois que les choses sont moches, ratées ou faites à l’envers. »
UN LIEN CONSTANT AVEC LA BEAUTÉ
La laideur utilitaire n’a rien d’inéluctable. Le bien-être passe aussi par la beauté des objets qui nous entourent. « Le critique et commissaire d’exposition Jean de Loisy m’a dit un jour que j’avais un point commun avec mon ami plasticien Marc Couturier, rappelle Constance Guisset. Il a raison. Nous cherchons tous les deux la lumière dans les objets. » Certaines des pièces de cette passionnée d’art contemporain sont directement liées à des artistes. Les pigments du miroir Francis sont nés après avoir aperçu une glace piquée par le temps lors d’une visite de l’atelier de Francis Bacon. La tête de lit Georgia est un hommage à la colorimétrie et aux formes organiques des peintures de l’Américaine Georgia O’Keeffe. Le plat en céramique Canova est une référence au sculpteur vénitien du XVIIIe siècle. Et si ses enfants s’appellent Stella et Sol, c’est en hommage à Frank Stella et Sol LeWitt. Ils ont déjà des créations à leur nom, une étagère et un rocking-chair. « Nommer un objet est parfois un piège, cela oblige à le regarder d’une certaine façon. Si c’est trop figuratif, cela donne trop d’interprétations. Désormais, je suis plutôt en recherche d’abstraction. »
À propos de mots, cette travailleuse acharnée préfère souvent le calme des pages à la cohue des expositions. Une visite récente ? L’Atelier Brancusi, au pied du Centre Pompidou, à Paris. « Laurent m’a dit que c’était la dernière fois que l’on pourrait voir la reconstitution de cet espace avant son déménagement. » « Laurent », c’est son mari, Laurent Le Bon, président du Centre Pompidou (le bâtiment fermera pour cinq ans de travaux en 2025). Ils se sont rencontrés lorsqu’elle était étudiante et lui jeune conservateur. Les différentes responsabilités de Laurent Le Bon (Centre Pompidou Metz, musée national Picasso – Paris) et autres candidatures (musée du Louvre) permettent certes de parcourir les expositions avant leur ouverture, mais elles ont aussi leur revers. « Cela m’a fermé pas mal de portes, témoigne-t-elle. Par déontologie, on a toujours fixé une ligne très claire entre nos activités, bien que nous nous intéressions aux mêmes choses, comme les cabinets de curiosité, l’illusion, les dioramas. Par exemple, j’ai refusé que l’on installe une lampe Vertigo dans la boutique du musée Picasso. Aujourd’hui, je ne peux postuler à rien au Centre Pompidou, au Louvre… Et puis il y a certaines inimitiés. Donc je m’abstiens. Ces derniers temps, je fais moins de projets pour les musées. »
Dans l’espace de travail commun du Studio, sur une grande table, sont étalées quelques images des projets en cours : l’architecture intérieure de l’École des arts joailliers Van Cleef & Arpels à Shanghaï, des meubles upcyclés pour la Fondation Emmaüs… Dans un coin, on aperçoit une pale de la future installation Où les vents nous portent, conçue pour la gare de Villejuif Louis-Aragon (Val-de-Marne), dans le cadre du Grand Paris Express 2025. Et puis il y a les échecs et les regrets. Constance Guisset a perdu le concours pour le nouveau mobilier liturgique de Notre-Dame de Paris et celui pour la torche des Jeux olympiques de Paris 2024 – une déception pour cette sportive qui a pratiqué le handball à haut niveau. L’Église et le sport, deux mondes dirigés par des hommes où tout ne tourne pas toujours très rond.
*1 Utilisation de plusieurs appareils synchronisés afin de superposer différents points de vue d’une même scène et donner une impression de relief.
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