Parmi les larges tirages suspendus aux murs construits pour l’événement, la mannequin Daria Werbowy apparaît dans les rues parisiennes, sans fard, prenant la pose devant un amas de poubelles remplies à ras bord. Cette photographie résume à elle seule toute la vision de Juergen Teller, dont la provocation passe autant par le sujet – un attrait pour le banal, une bonne dose d’ironie et d’autodérision ainsi qu’une esthétique grotesque voire trash – que son approche réputée désinvolte aux images, prises à la va-vite avec une lumière souvent flashée et sans concession. Ses photographies sont une empreinte directe et brûlante de la vie, son grand sujet.
Encensé pour ses portraits de célébrités et ses images de mode, le photographe allemand installé à Londres depuis 1986 s’est imposé par son style déluré et burlesque jusqu’à l’irrévérence. Il mène en parallèle un travail personnel au long cours sur ses origines et sa famille. L’ensemble est réuni dans un dialogue dont la vitalité est exacerbée par l’ampleur de l’espace du Grand Palais Éphémère.
Au cours de ses trente ans de carrière, le photographe n’a jamais fait de distinction entre son travail commercial et ses œuvres personnelles, ni même entre l’art et sa vie privée. Il aborde ces facettes avec la même énergie et ce traitement cru de l’image reconnaissable entre tous. Au fil du parcours, les travaux les plus iconiques de Juergen Teller, comme le portrait qui a contribué au mythe Kate Moss, la tendre vision de Björk et de son fils dans un bain chaud islandais ou encore ses campagnes pour Marc Jacobs, Vivienne Westwood et Yves Saint Laurent, se mêlent sans hiérarchie aucune à des clichés plus intimes, photographies de famille, récits de voyages, natures mortes et autoportraits. Le photographe nous parle également de ses amitiés, qui nous éclairent sur son univers : Cindy Sherman, Harmony Korine, Boris Mikhaïlov, Nobuyoshi Araki mais aussi feu Suzanne Tarasieve, sa galeriste parisienne, qui partageait son esprit décalé (1).
Plusieurs vidéos mettent en mouvement le ton provocateur de ses clichés, notamment un film dans lequel Charlotte Rampling, jouant du piano à queue, observe un Juergen Teller entièrement nu, offrant à notre regard les parties les plus intimes de son corps. La nudité est récurrente dans l’œuvre du photographe. Elle semble faire écho à sa volonté de montrer la vie sans artifice, dans son plus simple appareil, prenant ainsi le contrepied d’une photographie de mode aliénée par la retouche.
Le langage visuel rebelle de Juergen Teller n’a pas toujours fait l’unanimité. En 2021, un portfolio publié dans le numéro Best Performances du magazine américain W lui attire les foudres des internautes. La raison ? Les acteurs photographiés dans les rues de Los Angeles apparaissent dans toute leur normalité. Aux yeux de ses critiques, ces images ressembleraient plus à des instantanés qu’à des portraits dignes de stars de cinéma. On le traite de « paresseux » tandis qu’un autre affirme que « son propre chien pourrait faire ces photographies ». C’est mal comprendre celui qui a fait de sa carrière un manifeste anti-glamour. Au commissariat de cette exposition, Thomas Weski insiste sur la manière dont Juergen Teller a réussi le pari incroyable de s’imposer dans un milieu des plus fermés et ce avec un style aux antipodes de ce que l’on peut attendre d’un photographe de mode. Il y a d’ailleurs quelque chose de jouissif à l’observer faire fi de tous les codes de la mode. Du reste, qu’on adhère ou non à son esthétique, force est de constater que Juergen Teller est un des rares photographes à faire le consensus, tant sur le plan commercial qu’artistique. Ainsi que le souligne Thomas Weski, « il est rare qu’un artiste possède une telle qualité d’acceptation globale et d’indépendance reconnaissable. »
Cette exposition s’ouvre sur le cliché d’un Juergen Teller bébé couvert de talc, capturé par son père, lui-même amateur de photographie. Ce dernier se suicidera en 1988, fonçant dans un arbre avec sa voiture dont la carcasse apparaît sur un article de journal présenté juste à côté. Difficile de ne pas lire la démarche du photographe au prisme de cet événement. Tout l’œuvre de Juergen Teller apparaît comme un pied de nez à la mort, d’autant plus lorsque, quelques années plus tard, il se photographie nu, buvant une bière sur la tombe de son père. Par son irrévérence, le photographe affirme son désir de croquer la vie. C’est ce que clame le titre de l’exposition « I need to live » [J’ai besoin de vivre]. Incarnation de cet élan de vie, le parcours se clôt sur les images tendres mais toujours aussi loufoques de sa compagne et de leur nouveau-né.
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« Juergen Teller, I need to live », du 16 décembre 2023 au 9 janvier 2024, Grand Palais Éphémère, Place Joffre, 75007 Paris
(1) En parallèle de l’exposition, la galerie Suzanne Tarasieve expose jusqu’au 20 janvier 2024 la dernière série du photographe, Myth, une exploration de la croyance populaire selon laquelle lever les jambes en l’air aiderait les femmes à tomber enceinte.