La présence du Festin de Didon et Énée (musée du Domaine départemental de Sceaux) dit beaucoup du propos tenu par deux conservateurs du musée Carnavalet – Histoire de Paris qui ont pris plaisir à proposer une histoire de la Régence moins linéaire qu’elle n’est présentée de coutume, une histoire plus féministe. La Régence n’est certes pas celle d’une reine mère, comme ce fut le cas au cours de l’histoire de France, lorsque Catherine de Médicis, Marie de Médicis ou Anne d’Autriche régnaient, mais les femmes y sont omniprésentes.
Le tableau de François de Troy, pièce maîtresse du musée de Sceaux, date de 1704 et met en scène Didon sous les traits de la duchesse du Maine, la petite-fille du Grand Condé. Cette femme de tête était décidée à jouer un rôle politique d’envergure et à pousser son époux, l’« enfant légitimé » favori de Louis XIV, à obtenir une place de choix dans le testament du roi pour s’octroyer des fonctions politiques en cas de Régence, puis à supplanter le Régent, fils légitime du frère du défunt roi – le testament fut ignoré par le Parlement de Paris. Qu’à cela ne tienne, la duchesse du Maine imagine la conspiration de Cellamare en 1718 qui aurait dû permettre au roi d’Espagne (et au duc du Maine) de régenter pendant la minorité de Louis XV. Elle perdit à ce jeu, peu, mais elle eut le mérite de rappeler au monde que les femmes de culture n’étaient pas dépourvues d’ambitions à l’aube des Lumières, et, un an plus tard, elle rouvrit Sceaux aux esprits les plus brillants de son temps.
UNE PÉRIODE MÉCONNUE
L’exposition est une plongée étourdissante dans le Paris des années 1715-1723. Le passage fort célèbre de La Pucelle d’Orléans, poème satirique de Voltaire (1752), figure en bonne place : « Voici le temps de l’aimable Régence,/Temps fortuné marqué par la licence,/Où la Folie agitant son grelot/D’un pied léger parcourt toute la France,/Où nul mortel ne daigne être dévot,/Où l’on fait tout excepté pénitence./Le bon Régent de son Palais-Royal/Des voluptés donne à tous le signal. » Mais les commissaires s’en sont tenus au texte et n’ont guère fait cas des débordements émotionnels des salons du Palais Royal après une certaine heure tardive. En cela, ils cassent l’image réductrice du gouvernement de Philippe d’Orléans, dont ils mettent au contraire en valeur la curiosité scientifique, économique et intellectuelle. Et artistique, puisqu’une étude de figure au pastel, maladroite certes, porte l’inscription « Dessinée et donné par Son Altesse Royale Monseigneur le duc d’Orléans à Jacques-Antoine Arlaud à Marly le lundi 6e novembre 1713 » (bibliothèque de Genève). Le parcours thématique est un sans-faute, avec des sections qui permettent au public de s’approprier le sujet en prenant conscience de notre dette envers la Régence.
Malgré des budgets qu’on devine étriqués, des contraintes liées aux espaces et surtout des impératifs tels que l’impossibilité de faire voyager L’Enseigne de Gersaint (1720) d’Antoine Watteau, les deux conservateurs du musée Carnavalet, José de Los Llanos et Ulysse Jardat, ont opéré une sélection extrêmement habile. Ils présentent d’ailleurs deux récents Trésors nationaux, les baromètre et thermomètre en marqueterie et décor doré du comte de Toulouse, acquis en 2007 par la Banque de France, et le miroir de toilette d’Élisabeth-Charlotte d’Orléans, duchesse de Lorraine, que certains avaient pu découvrir à la galerie Steinitz, à Paris, avant son acquisition en 2021 (musée du château de Lunéville). Les arts décoratifs méritaient certainement quelques pièces supplémentaires, mais surtout une scénographie qui aurait rendu compte du raffinement des boiseries dans les hôtels Régence, mais à l’impossible nul n’est tenu.
La richesse des collections de peintures du musée Carnavalet offre une documentation essentielle sur la ville de Paris et la vie politique de la période : l’impressionnante Vue de Paris, prise du quai de Bercy, en 1716 par Pierre-Denis Martin ; la Sortie du lit de Justice, le 12 septembre 1715, du même ; Louis XV octroyant des lettres de noblesse au Corps de Ville de Paris en 1716 par Louis de Boullogne ; les deux esquisses de Nicolas de Largillierre, Allégorie des fiançailles de Louis XV et de l’infante d’Espagne et celle pour Les Échevins célébrant l’arrivée de l’infante (1722)…
UN MOMENT D’EFFERVESCENCE
Certains prêts jouent un rôle essentiel pour mettre en scène des personnalités incontournables de la Régence, du Jean de Julienne tenant un portrait d’Antoine Watteau par François de Troy (musée des Beaux-Arts de Valenciennes) au Portrait d’Adrienne Lecouvreur de la Comédie-Française, dans le rôle de Cornélie, le pastel de Charles Antoine Coypel de la Comédie-Française, au sein de la section dédiée au théâtre. Si Alexis Grimou aurait mérité d’être représenté avec une œuvre en meilleur état de conservation que le tableau du musée Bernard d’Agesci (Niort), trop éclairé, incontestablement Jean Raoux s’impose haut la main, avec Charles Antoine Coypel, comme l’un des peintres phares de la Régence grâce à l’Offrande à Priape (1720, musée Fabre, Montpellier).
Aussi, nombre d’objets de curiosité aiguisent l’intérêt du public. Pour Ulysse Jardat, cette section « scientifique » était essentielle pour deux raisons, « à la fois celle d’une transmission directe d’un goût du Régent pour les sciences au petit roi (Philippe crée pour Louis le titre de géographe du roi et y attache son protégé Guillaume Delisle), et celle, plus générale, d’une nouvelle tendance caractéristique de l’éclosion européenne des Lumières, volonté presque métaphysique de connaissance encyclopédique qui se manifeste dans les nouveautés de l’éducation du roi ». Le Régent fut bien sûr critiqué pour ses expériences d’alchimiste, incarnées dans l’exposition par son four en terre – d’aspect rustique, mais bien estampé de fleurs de lys –, fascinant objet redécouvert dans les réserves du musée national de Céramique, à Sèvres. Des nouveautés que les Parisiens comme les nombreux visiteurs internationaux viennent découvrir, expérimenter à Paris, et qui en font la capitale à l’avant-garde des Lumières : ainsi le fascinant aimant naturel, enchâssé dans une élégante monture d’époque (1722, École polytechnique de Palaiseau) vu et manipulé chez Pageot d’Ons-en-Bray, le plus important collectionneur de curiosités de l’époque. Le Régent y emmène Louis XV, Pierre le Grand ou encore l’ambassadeur ottoman Mehmet Effendi. Comme le racontent les journaux de l’époque, tous viennent y « faire l’expérience de l’aimant »
Décidés à prouver combien le siècle des Lumières est bien né sous la Régence, les deux commissaires ont placé à dessein à la fin de l’exposition le tableau de Jacques Autreau, Madame de Tencin servant le chocolat à Fontenelle, La Motte et Saurin (musée national des châteaux de Versailles et de Trianon) – la position de la salonnière qui joue à la soubrette pour ces grands hommes y est pourtant discutable, mais c’est un habile procédé pour évoquer un salon féminin au service des grands esprits.
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« La Régence à Paris (1715-1723). L’aube des Lumières », 20 octobre 2023-25 février 2024, musée Carnavalet – Histoire de Paris, 23, rue de Sévigné, 75003 Paris.