L’exposition « L’Avant-garde en Géorgie (1900-1936) » s’inscrit dans le cadre du Festival biennal europalia, tandis que celle intitulée «In the Eye of the Storm. Modernism in Ukraine, 1900-1930s » constitue une manifestation itinérante d’œuvres évacuées par précaution des musées de Kiev. Cette présentation inédite d’œuvres « exfiltrées » est orchestrée par Museums for Ukraine, une initiative de la baronne Francesca Thyssen-Bornemisza, qui « vise à apporter une aide indispensable aux musées, conservateurs et artistes présents dans la zone de guerre ». Réunies temporairement dans deux institutions bruxelloises voisines – respectivement le Palais des Beaux-Arts (Bozar) et les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique –, les deux expositions permettent de se faire une idée assez précise de la création artistique, dans le premier tiers du XXe siècle, dans ces deux anciennes républiques soviétiques.
EN GÉORGIE
L’exposition qui ouvre le Festival europalia – europalia georgia, pour cette édition consacrée à la Géorgie – constitue une première en Europe avec la découverte d’un chapitre largement tombé dans l’oubli d’une part de l’histoire des avant-gardes artistiques de notre continent. Située sur la ligne de démarcation entre l’Europe et l’Asie, dans la région du Caucase, la Géorgie forme un territoire à part, considérée comme faisant partie historiquement et culturellement de l’Europe, même si ses frontières sont communes avec la Turquie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan au sud et la Russie au nord. L’influence orientale y est donc importante.
La Géorgie proclame son indépendance en 1918 à la suite de la chute de l’Empire russe et de la révolution d’Octobre (6-7novembre 1917), mais celle-ci est de courte durée, puisque, dès mars 1921, l’invasion soviétique par l’Armée rouge y met fin. Cette brève période de liberté engendra néanmoins une extraordinaire explosion créatrice tant dans les arts plastiques que ceux de la scène ou du cinéma, au diapason des nouvelles avant-gardes européennes. Les artistes se rencontrent et se regroupent dans les tavernes et les cafés de Tbilissi, la capitale du pays. Ils y organisent des événements pluridisciplinaires qui prennent des formes variées en mêlant les traditions géorgiennes et les pratiques occidentales alors en vogue; ces lieux constituent de véritables passerelles entre influences orientales et occidentales. Du postsymbolisme à l’expressionnisme, en passant par le futurisme, le dadaïsme, le cubisme, tous ces mouvements trouvent un écho dans la production artistique nationale. Si les interactions sont multiples, c’est que les échanges sont nombreux avec les autres métropoles, comme Saint-Pétersbourg, Munich et Paris, villes où plusieurs artistes géorgiens s’étaient déjà rendus dans les années 1910, dont Ilia Zdanevitch, plus connu sous le nom d’Iliazd. À l’inverse, Tbilissi constitue un lieu de repli pour les artistes russes fuyant la guerre civile.
Comme ailleurs, lorsque cette parenthèse se referme au début des années 1920, et que le régime soviétique exerce des pressions afin d’imposer aux artistes les principes du réalisme socialiste, les arts du spectacle prennent en quelque sorte le relais. Paradoxalement, la censure y est moins présente et bon nombre de plasticiens se tournent vers le spectacle en élaborant des scénographies, des costumes et des décors pour le théâtre et le cinéma. Cet état des choses est commun à la Géorgie et à l’Ukraine, et cette évocation largement documentée des arts du spectacle est un des points forts des deux expositions. On y remarque combien les concepts des avant-gardes ont pu encore s’y développer pendant quelques années avant les terribles purges de la seconde moitié des années 1930, qui virent certains artistes être déportés ou même exécutés, d’autres émigrant ou se suicidant, peu réussissant à s’adapter.
EN UKRAINE
Du côté ukrainien, le constat historique est presque identique : le mouvement moderniste ukrainien s’est développé sur fond d’effondrement de l’empire tsariste, de la Première Guerre mondiale, de la révolution d’Octobre et de la lutte pour l’indépendance nationale. Outre l’intensité d’une scène artistique, une véritable identité nationale ukrainienne s’affirme, notamment par le biais de la culture et de la création artistique.
À l’opposé de l’Europe occidentale, où le modernisme, puis les courants d’avant-garde ont connu une évolution en douceur dans le sillage de l’impressionnisme et du postimpressionnisme, en Ukraine, le modernisme et les avant-gardes sont apparus presque simultanément. Les styles ont non seulement coexisté, mais ils se sont aussi richement substitués les uns aux autres, opérant des mutations et des transformations incessantes, et ce, sur un très court laps de temps. À l’image de Kasimir Malevitch – il avait 40 ans en 1919 –, les jeunes artistes ukrainiens ont réussi à combiner des éléments du cubisme français avec ceux du futurisme italien pour donner naissance au cubofuturisme. Si l’on y trouve toutes les caractéristiques stylistiques de cette période, comme le dynamisme de la composition, la simplification des formes, qui elle-même engendre l’évolution progressive vers l’abstraction, l’art créé alors en Ukraine se distingue également par un foisonnement des couleurs, héritage indirect des traditions folkloriques et de l’art décoratif local. Ce sont d’ailleurs ces mêmes éléments que l’on retrouvera dans les années 1930, à l’époque des nouvelles directives culturelles du régime soviétique– prônant exclusivement le réalisme socialiste – auxquelles se sont pliés, par la force des choses, plusieurs plasticiens.
Comme en Géorgie, aux alentours des années 1920, les centres urbains ukrainiens – essentiellement Kiev et Kharkiv – ont vu collaborer des artistes qui ont développé des pratiques expérimentales dans l’écriture et la typographie, ainsi que dans la scénographie, les costumes et les décors. Eux aussi ont révolutionné le monde du théâtre, sous la houlette de l’acteur et metteur en scène Les Kurbas (1887-1937) et de l’artiste Alexandra Exter (1882-1949), laquelle est la première à avoir transposé les principes du cubisme aux métiers de la scène. En tant que directeur de théâtre, Les Kurbas introduit le répertoire européen moderne dans ses productions et engage les artistes les plus progressistes comme scénographes. Il s’ensuit une étonnante synthèse entre le constructivisme, puis l’expressionnisme et la renaissance modernisée des traditions folkloriques ukrainiennes.
Depuis la fin du XIXe siècle, les artistes ukrainiens ont toujours profité d’une certaine notoriété, puisque, dès 1897, ils participent à la Biennale de Venise, d’abord sous la bannière du Pavillon impérial russe, puis à partir de 1924, dans celui de l’Union soviétique. En 1928 et en 1930, l’Ukraine bénéficie même d’une section particulière au sein du Pavillon soviétique. Aucune république nationale de l’ancienne U.R.S.S. n’a disposé d’une telle représentation.
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« L’Avant-garde en Géorgie (1900-1936) », 5 octobre 2023-14 janvier 2024, festival europalia georgia, Palais des Beaux-Arts (Bozar), rue Ravenstein, 23, 1000 Bruxelles, et Nana Kipiani, Irine Jorjadze et Tea Tabatadze, The Avant-Garde in Georgia (1900–1936), Veurne, Hannibal et europalia georgia, 2023, 288 pages, 59 euros.
« In the Eye of the Storm. Modernism in Ukraine, 1900-1930s », 19 octobre 2023-28 janvier 2024, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, rue de la Régence,3, 1000 Bruxelles.
Konstantin Akinsha, Katia Denysova, Olena Kashuba-Volvach (éd.), In the Eye of the Storm. Modernism in Ukraine, 1900-1930s, Londres, Thames & Hudson, 2022.